Pierre Mac Orlan et Nino Frank, 1923-1927, et le conte Une Nuit

Avant-propos

La Société des Lecteurs de Pierre Mac Orlan (www.macorlan.fr), a été créée en 2012, pour encourager la connaissance et l'étude de l'écrivain Pierre Mac Orlan (1882-1970) et de son œuvre. La Société publie une revue annuelle, Lectures de Mac Orlan, dont chaque volume est consacré à un aspect spécifique de sa vie et de son œuvre.

Mon texte, "Pierre Mac Orlan et Nino Frank, 1923-1927: les débuts d'une grande amitié", parut en 2014 dans le volume no.2 de ces Lectures. Ce texte fut suivi d'Une Nuit, un conte de Mac Orlan publié en 1926 mais jamais ré-édité. Ici je présente mon texte, suivi d'Une Nuit, en Annexe. (Voir aussi mon Chapitre 2 en anglais, 'Nino Frank and the Italian journal "900"').

En 1926, Mac Orlan était en train d’écrir Le Quai des Brumes: il revivait ses années à Montmartre, hanté par la faim. Et dans son conte Une Nuit, publié en 1926 mais jamais ré-édité, il joua sur les souvenirs de cette époque lointaine où son accordéon était son seul gagne-pain. Ce conte est une fantaisie sur les hallucinations engendrées par la faim, et sur la recherche d’un miracle qui éloignera à jamais le spectre de la faim.

Je remercie le Comité Mac Orlan pour m’avoir autorisée à reproduire ce texte.

Introduction

Pierre Mac Orlan et Nino Frank, 1923-1927:
les débuts d’une grande amitié

Ce qui frappe chez Mac Orlan, c'est un modernisme reconnu, dès 1923, par les jeunes gens qui fréquentaient son salon de la rue du Ranelagh: André Malraux, Pascal Pia, Nino Frank, Joseph Delteil...
(Francis Lacassin, Les Cahiers Pierre Mac Orlan, no.8, p.7)

Plus tard, Nino Frank devint un des plus fidèles amis de Mac Orlan. Après la guerre de 1939-45, avec Paul Gilson, le directeur artistique de la RTF, il réussit à l'introduire à une nouvelle génération par l'intermédiaire de la radio. Mac Orlan et Frank travaillèrent ensemble à plusieurs séries de programmes sur les livres du romancier: des interviews sur sa vie et son œuvre, des représentations de ses chansons, des adaptations dramatiques de ses contes. Après la mort de l'écrivain, le Prix Mac Orlan fut institué, dont le premier décerné à Frank. Un des derniers actes d'amitié de Mac Orlan, Frank en était convaincu.

Leur collaboration d'après-guerre est bien documentée. Aujourd'hui on peut étudier ces émissions radiophoniques à la Bibliothèque nationale, soit par des transcriptions soit par les enregistrements. Mais leurs relations pendant les années vingt, bien qu'importantes, sont presque inconnues de nos jours: la plupart des documents littéraires et personnels ont été perdus, et ceux qui existent encore sont difficiles à trouver.

Dans ce texte, je mettrai l'accent d'abord sur la passion du jeune Frank pour faire connaître aux Italiens les romans de Mac Orlan, à travers des articles et des traductions qu'il aura faits lui-même. Ensuite, je signalerai la générosité constante de Mac Orlan envers Frank, quand celui-ci cherchait du travail à Paris, et surtout à l'occasion du projet extrêmement ambitieux de la revue "900": revue italienne, mais écrite en français et publiée en parallèle à Rome et à Paris.

Premières influences, et débuts journalistiques de Frank

Je n'avais pas dix-neuf ans, cela se passait à Naples, je venais de découvrir La Maison du retour écœurant et Le Chant de l'équipage, et cela chantait drôlement dans ma tête.1

Voici les souvenirs de Nino Frank, évoqués presque soixante ans plus tard. Souvenirs de ses premières approches des œuvres de Mac Orlan. Peut-être était-il destiné à se sentir attiré par ces romans exotiques, qui parlent de la mer et des aventures dans des pays lointains. Né en 1904 dans les Pouilles, tout au Sud de l'Italie:

cette région qui à l'époque était encore absolument barbare, dans cette ville Barletta qui était toute blanche, comme une ville arabe - et il y avait ce contraste de couleurs, entre cette blanche de la ville et ce vert, le vert de la mer, et ce soleil, déjà un soleil africain,2

il passe de longues heures, enfant, sur le port, à regarder partir vers l'Orient des barques et des navires de toutes provenances.

Très jeune, il découvre les histoires d'Arsène Lupin, en feuilleton dans un hebdomadaire italien. Dès lors, il se passionne pour la lecture et pour la France, une France romantique et peu conventionnelle. Au lycée à Naples, il s'intéresse surtout à la littérature. Après la littérature italienne, il passe à la littérature française, qu'il aborde par chance dans une librairie internationale. Mais c'est une série consacrée aux écrivains français modernes, 'Les Contemporains', publiée par Florent Fels, qui frappa le lycéen comme un coup de foudre:

la découverte de ces dernières ivresses - Max Jacob, Apollinaire, Cocteau, Mac Orlan, Larbaud, Cendrars, avec, par leur truchement, l’univers des Picasso et des Braque, des Strawinski et des “Six”, du Lapin Agile et du Bateau-Lavoir, auquel ira son adoration perpétuelle.3

Il put exprimer son admiration en 1923, lorsqu'il tint une rubrique sur la littérature française dans le journal italien Il Mondo.  En juillet et août 1923, il écrivit en effet deux articles, respectivement sur Max Jacob et Pierre Mac Orlan. Malheureusement celui sur Mac Orlan a disparu, mais l'article sur Max Jacob montre bien que Frank situait Mac Orlan au centre du groupe d'écrivains et d'artistes vivant à Montmartre dans les années 1900:

...autour du Sacré Cœur grouillaient mendiants, concierges et jouvencelles; pendant qu'au Lapin Agile, qui était entouré d'arbres et de ruelles solitaires, se réunissaient les derniers poètes de Montmartre, fauchés et gais, qui dans le "livre de bord" du cabaret gribouillaient leurs élucubrations au petit matin. Et il y avait Salmon, Mac Orlan, Apollinaire, Picasso, Raynal, Carco et tous les autres: c'est là que Picasso créa le cubisme - et les parrains en étaient Salmon, Jacob, et le mathématicien Raynal.4

En journaliste déjà hardi, il envoya ces articles à ceux qui les avaient inspirés, une astuce qui eut deux conséquences notables: Max Jacob l'invita tout de suite à venir séjourner chez lui à Saint-Benoît-sur-Loire, et Mac Orlan lui envoya un grand paquet de ses livres, tous dédicacés. Frank n'hésita pas à profiter des réponses de ses héros. Il persuada Il Mondo de le payer pour ses articles à venir sur la culture française, écrits en France au cours de la visite chez Jacob. Et il se mit tout de suite à traduire Mac Orlan.

nino frank

Nino Frank, Italie 1923

Pendant son séjour chez Max Jacob, qui à leur première rencontre fut assez ému en présence de ce beau garçon, il alla à Paris en décembre 1923. Muni de recommandations chaleureuses de la part du poète, il rencontra pour la première fois Jean Cocteau et Pierre Mac Orlan. Ce fut un jour inoubliable, un jour comme aucun autre. En arrivant chez Cocteau, il trouva celui-ci sur son lit, hors de lui. Il venait d'apprendre la nouvelle de la mort de son jeune amant, Raymond Radiguet. Néanmoins, il reçut Frank et lui exprima son chagrin pendant deux longues heures. Le pauvre jeune homme, ne sachant pas comment se comporter, partit totalement accablé.

Sa première rencontre avec Mac Orlan n'aurait pas pu être plus différente. C'était en fin de journée, et l'écrivain quittait son bureau à La Renaissance du Livre. Tout en marchant vers l'arrêt du tramway pour rentrer chez lui, il répondit assez distraitement aux questions du jeune journaliste. Après les heures intenses passées chez Cocteau, Frank était soulagé de cette nonchalance: "je me félicitais...de rencontrer enfin, après Max Jacob et Jean Cocteau, un écrivain français qui ne cherchait pas à me mêler à sa vie privée."5 Il reviendra souvent rendre visite à Mac Orlan chez lui, rue du Ranelagh, toujours dans une atmosphère détendue, pour discuter de leurs projets littéraires.

Mac Orlan ne tarda pas à lui faire un signe d'amitié: il glissa un mot à Georges Charensol, à Paris-Journal. Il lui suggéra que Frank serait peut-être capable d'écrire une rubrique sur les événements littéraires en Italie, parallèlement à celle qu'il tenait déjà sur la France dans Il Mondo. La rencontre entre Frank et Charensol fut à l'origine d'une collaboration littéraire durable. Avec Paris-Journal, Frank commença son apprentissage de journaliste en langue française, une compétence qui lui sera d'un grand secours plus tard, quand il se trouvera exilé de l'Italie.

De retour dans la Péninsule, Frank eut donc rapidement un calendrier de journaliste assez chargé. Des rubriques régulières dans Il Mondo et Paris-Journal, des articles dans d'autres journaux italiens, dans des revues belges, suisses et même (en traduction) dans Der Querschnitt de Berlin. Mais il n'oublia pas son projet de promouvoir les œuvres de Mac Orlan dans la presse italienne. Un long article ambitieux parut en juin 1925 dans Il Baretti: 'Aspects du nouveau Mac Orlan' ['Aspetti del nuovo Mac Orlan']. Il voulut y expliquer à ses lecteurs l'évolution des textes, indiquer brièvement quelques influences sur les premiers contes d'aventure de Mac Orlan - il cita, par exemple, Schwob, Stevenson, Hoffmann, Chamisso. Puis il concentra son analyse sur les changements survenus après-guerre, dans les sujets abordés, mais aussi dans le style, qui menaient aux deux romans les plus récents: La Cavalière Elsa et La Vénus Internationale. Ses opinions critiques ne semblent peut-être pas très originales aujourd'hui, mais sous la plume d'un jeune Italien de vingt ans, vivant à Milan loin des influences littéraires de Paris, elles montraient une acuité impressionnante et présageaient l'activité qui devait permettre au critique littéraire et cinématographique de gagner sa vie. Voici son commentaire sur le nouveau monde de Mac Orlan, ce monde d'après-guerre, instable, révolutionnaire, menaçant, et, dans cet univers, sur le rôle central de la femme. La femme à la fois destructrice et victime:

Ces deux livres sont terriblement originaux: le premier, La Cavalière Elsa, est une sorte de préface à l'autre: mieux composé, plus coloré - mais chargé d'une poésie moins profonde. On ne peut plus chercher dans ces livres l'esprit d'aventure; ils obéissent à des nécessités qui transcendent le champ de l'œuvre d'imagination ayant pour but de divertir. Elsa Grünberg est la femme d'aujourd'hui - la femme à laquelle L'Inflation Sentimentale veut chanter un hymne - mais elle est aussi et surtout l'Israélite slave. La Boîte de Pandore - au point extrême des avant-gardes venant de l'est, elle porte en soi tous les fléaux et toutes les morts: l'exemple de Wedekind doit avoir influencé l'œuvre de Mac Orlan. Mais en elle existe aussi la lumière nouvelle: Falstaff et Hamlet, les deux chefs qui la suivent, ne se trompent pas, ils la veulent à leur côté, en tête des hordes barbares et corrompues. Celui qui se fait des illusions, c'est Bogaert, le Français: en l'entraînant vers l'amour occidental, il provoquera leur mort à tous deux; de ce point de vue, le dernier chapitre du livre est significatif, qui constitue le poème de la deuxième - et vraie - mort d'Elsa.6

Traductions des livres de Mac Orlan

Malgré toutes ses tâches de journaliste, Frank continua à faire des traductions en italien, non seulement de Mac Orlan mais aussi du roman de Joseph Delteil, Jeanne d'Arc, publié en Italie en 1925, et des pièces de théâtre d'Alfred Jarry, d'Apollinaire et de Georges Ribemont-Dessaignes, qui seront jouées à Rome en 1926. Mais il s'intéressait surtout à faire apprécier en Italie les romans de Mac Orlan. Une de ses rares lettres à l'écrivain qui ont été conservées au Musée départemental de la Seine-et-Marne, à Saint-Cyr-sur-Morin, le montre en mai 1925 très enthousiaste sur plusieurs projets.

Cette lettre vaut d'être réproduite en totalité, car elle témoigne non seulement de sérieux progrès dans les traductions, mais aussi du développement dans les relations des deux hommes:

Milan (31)
p. adr. Maffi, le 27 Mai 1925
47 Via Copernico

Mon cher ami,

il faudrait que tous ceux qui aiment vos libres en traduisent un: ils crèveraient d'admiration. Le Chant de l'Equipage est presque rendu à son port: je suis à la page 226. Que de découvertes: entre autres, - votre style, que je n'avais pas encore bien aperçu. - Mon éditeur n'a rien décidé encore: je me repens de lui en avoir parlé, car il me faut attendre son avis. Il est lent. Or je pourrais le placer ailleurs en un tour de main. Patientons quelques jours. Mais Il Canto dell'equipaggio paraîtra plus faite pour la rentrée. Voulez-vous que je vous envoie un ex. de la traduction? N'auriez-vous pas de changements de style ou de mots à y apporter?

Voilà deux fois que j'écris - bien inutilement - à Gallimard, toujours muet: au sujet de La Cavalière. Je pense aussi beaucoup à La Maison du r. é, qui a un bien joli titre en italien: La Casa del ritorno stomachevole. - Max vient de passer une semaine ici, nous avons beaucoup parlé de vous. Il m'a chargé de vous transmettre son bonjour. - J'ai ma traduction d'un roman de Bontempelli - Eve Ultime - en lecture chez Gallimard: si l'occasion se présentait à vous, voudriez-vous avoir la bonté d'en dire du bien à Gallimard?

Vous m'avez promis vos derniers livres, - mais...Voilà une façon comme une autre de taper les gens. - Mais gardez-moi votre amitié tout de même, voulez-vous: et attendez-vous à recevoir mon cri de victoire pour Le Chant.

Je vous serre la main bien affectueusement
Nino Frank7

Le ton de la lettre va du flatteur au taquin, mais l'impression principale est d'un grand enthousiasme mêlé à l'impatience et à la frustration d'un jeune homme face aux lenteurs des éditeurs dont il dépend. Les nouvelles et les idées se bousculent, il n'a pas le temps de rassembler ses pensées. En plein milieu d'une description détaillée de ses traductions, il pense à une visite récente de Max Jacob chez lui en Italie.

Les vrais sujets de la lettre sont ses traductions de Mac Orlan, et les progrès déjà faits en mai 1925. Evidemment, à cette date, Le Chant de l'Equipage est bien avancé. Frank semble avoir des problèmes avec l'éditeur proposé, et suggère un remplacement, mais malheureusement il ne donne pas de noms. En effet, le roman ne sortira qu'en 1927 en Italie, chez Alpes à Milan. Entre parenthèses, il parle d'une traduction de La Maison du retour écœurant, qui en l'occurrence sera publiée plus tôt, mais uniquement en feuilleton, en mai et juin 1926, dans Novella, la revue de Mondadori, également à Milan.

Mais peut-être les références les plus énigmatiques sont celles qui concernent ses rapports avec Gallimard. Il semble que Frank avait pensé traduire La Cavalière Elsa, et qu'il avait dû en demander la permission à Gallimard, l'éditeur. Pourtant, d'après la lettre, ce n'est pas pour faciliter cette demande qu'il cherche l'aide de Mac Orlan, mais pour persuader Gallimard d'accepter sa traduction en français d'Eva Ultima (roman de Massimo Bontempelli). Nous ne savons rien de la réponse de l'éditeur. Ensuite, Frank sera de plus en plus occupé par d'autres projets, et il n'aura pas le temps d'essayer de traduire une œuvre de l'importance d'Elsa. Quant à Bontempelli, aucun éditeur en France n'acceptera de le publier en volume (certains de ses contes parurent en journaux ou revues). Cela, suite probablement à l'influence en France de Giuseppe Ungaretti et de ses amis, qui considéraient le modernisme international de Bontempelli comme une trahison de la tradition classique de l'Italie littéraire.

La saga du Chant de l'Equipage continua en 1926. Déjà en février, Frank écrivit dans Les Nouvelles littéraires, où il commençait à tenir une rubrique sur l'Italie: "une édition des œuvres de P. Mac Orlan est en préparation, qui s'ouvrira par Le Chant de l'Equipage et A Bord de l'Etoile-Matutine."8 Mais il dut attendre 1927 pour voir les deux romans sortir chez Alpes comme un ensemble: même style de couverture, d'impression, etc. Seules différences: la page de titre du premier (en italien Il Canto dell'Equipaggio) portait l'attribution 'Prefazione e traduzione di Nino Frank', et le livre commença par sa longue Préface de treize pages, commentant l'œuvre de Mac Orlan jusqu'à La Vénus internationale. L'autre roman (en italien A Bordo della "Stella Matutina") ne contenait ni préface, ni nom de traducteur. Plus tard, Frank écrivit (dans 10.7.2 et autres portraits, p.24) que finalement le traducteur du livre était Enrico Falqui. Mais cet ouvrage plaisait beaucoup à Frank, et il semble probable qu'en février 1926 il croyait encore avoir le temps de le traduire lui-même, ne sachant pas que le prochain chapitre de sa vie allait commencer.

Peu après, il se trouvera surchargé de travail, et encore une fois l'amitié de Mac Orlan lui sera précieuse.

La revue "900" Cahiers de l'Italie et de l'Europe

En 1925, Frank visita Paris de temps en temps, puis au début de 1926 il reçut une offre fabuleuse. Le Corriere della Sera voulait installer un correspondant culturel à Paris, et lui offrit ce poste. Pour la première fois de sa vie, il aurait un salaire et un peu de sécurité, et il vivrait dans la ville de ses rêves!

Il était à peine arrivé en avril 1926, que Massimo Bontempelli lui écrivit une lettre qui allait tout changer, et déterminer de manière décisive la direction de sa vie. Bontempelli pensait depuis un certain temps à fonder une revue italienne alignée sur le modernisme international de l'avant-garde française. La présence de Frank à Paris encouragea ce maître du "réalisme magique" à proposer un plan d'un optimisme peu réaliste: la revue serait publiée parallèlement à Rome et à Paris avec, comme titre, "900" ['Novecento': 'vingtième siècle', en français]. Pour la rendre accessible aux lecteurs cultivés de tous les pays européens et anglophones, elle serait écrite en français, et Frank aurait la fonction de secrétaire de rédaction à Paris.

Bien sûr Frank, qui n'avait pas encore 22 ans, sans aucune expérience dans l'édition, n'était pas capable d'endosser seul une telle responsabilité, mais il n'hésita pas à répondre avec le même optimisme:

"900" est une idée merveilleuse et une de tes plus belles inventions, tu as eu raison de penser que j'en serais enthousiaste...je m'emploie à répandre la nouvelle à son de trompe sur tous les toits.9

Cette revue coûtera à Bontempelli une grande partie de sa fortune, et vaudra à Frank son exclusion totale du monde des lettres de l'Italie fasciste. Mais elle avait la caractéristique de servir de tremplin à une riche et impressionnante liste d'écrivains de la modernité, non seulement de l'Europe mais aussi des deux Amériques: une réussite extraordinaire.

Frank eut le bon sens de deviner que, sans aide, il serait perdu, et il courut tout de suite chez Pierre Mac Orlan, pour lui demander des conseils pratiques. Sans l'obligeance de celui-ci, et ses connaissances du monde de l'édition et des littérateurs à Paris, de toutes nationalités, il est très peu probable que Frank aurait pu réussir en France, ou que la revue aurait pu sortir en français, pour un public européen. En tout cas, après cette rencontre, il fut en mesure de donner à Bontempelli une liste détaillée de conseils, et l'espoir d'un soutien solide.

Mac Orlan souligna la nécessité d'un programme de publicité saisissant, un peu mystérieux, et soutenu jusqu'au lancement de la revue, et il se déclara prêt à écrire un article publicitaire. Il parla des collaborateurs et des membres du comité de rédaction, qui devraient être bien connus, originaires de divers pays. Il accepta de représenter la France au sein du comité. Il cita tout de suite plusieurs écrivains français qu'il put inviter à contribuer. Mais il insista essentiellement sur l'importance des accords financiers, avec les collaborateurs, mais surtout avec l'éditeur en France. Celui-ci étant secondaire, car l'éditeur principal était La Voce, à Rome. Comme éditeur, il proposa Georges Crès. Il le connaissait bien et il pouvait lui en faire l'offre.

Frank rentra chez lui, pour écrire à Bontempelli:

Mac Orlan est "emballé" * - et tu sais qu'il en connaît un rayon en matière d'édition et de librairie. Le choix de Crès me semble excellent. Tu peux proposer à Mac Orlan la liste d'écrivains français à inviter, je t'envoie une liste de noms possibles. Sers-toi de moi, si tu veux, comme messager entre toi et Mac. Mais règle la question financière.10
* en français dans le texte.

Bontempelli, pourtant, ne tenait pas compte des risques financiers; et Frank n'avait aucune idée du travail administratif demandé pour le lancement et la gestion d'une revue (surtout d'une revue qui, en large part, devait être traduite). La grande contribution de Mac Orlan était de rassembler ses contacts personnels, afin d'attirer des personnalités du monde littéraire: les écrivains, les critiques, les éditeurs. Ni lui, ni les autres membres du comité, ne pensaient à faire le travail quotidien nécessaire pour préparer la publication.

Bontempelli était résolu à lancer sa revue, assisté de Corrado Alvaro à Rome et de Nino Frank à Paris. Une campagne publicitaire commença tout de suite, pour la France principalement aux Nouvelles littéraires, où Frank tenait une rubrique. Des contributions furent sollicitées pour "900". Pour la première publication en septembre, comme prévu, il fallait que tout soit prêt fin juillet. Vers cette date, les rédacteurs commençèrent à s'inquiéter. Ils avaient reçu douze articles et contes, de l'Italie et d'autres pays. Mais ils comptaient beaucoup sur la promesse de James Joyce d'envoyer quelque chose, et il était en vacances et non joignable. En plus, il fallait absolument des collaborateurs français pour une revue modelée sur l'avant-garde française, mais les contes promis par Pierre Mac Orlan et Philippe Soupault manquaient encore, et Mac Orlan, caché à la campagne, ne répondit ni aux lettres ni aux télégrammes.

En désespoir de cause, Frank alla chercher Mac Orlan à Saint-Cyr-sur-Morin, où il le trouva plongé dans l'écriture de son nouveau roman Le Quai des Brumes, à l'exclusion de toute autre obligation. Quant à Soupault, il travaillait à son Anthologie de la nouvelle prose française, qu'il était en train d'éditer avec l'aide de Frank. Ils adoptèrent la seule solution possible: les textes des deux écrivains écrits pour cette anthologie (qui sortira, comme "900", vers la fin d'octobre) paraîtront aussi dans la revue.

Le premier Cahier de "900" commença par deux contributions de Bontempelli. Sa 'Justification' de ses intentions en fondant une revue, et un conte nettement dans la lignée du réalisme magique qu'il propageait, 'Femme au soleil'. Suivit, évidemment à la place d'honneur, le conte de Mac Orlan, 'Une nuit'. Ce texte est une histoire de la faim. L'expérience marquante de la jeunesse de Mac Orlan qui ne cessera jamais de le préoccuper, en cauchemar constamment réitéré. Et en ce même été de 1926, il écrivait Le Quai des Brumes. Voici ce qu'il en dit plus tard (1938), quand sortit le film de Carné et Prévert:

Le livre est un reflet de la bohème, parfois dangereuse et à peu près sans gaîté, de l'époque 1903. Pour être gai il faut avoir le ventre plein....pour écrire, je me rappelais l'atmosphère de cette chronique de la faim. Il y avait là des fantômes.11

Dans 'Une nuit', il juxtapose des souvenirs de pauvreté, de souffrance, mais aussi de camaraderie, à des images de voyages, de service militaire, et à des paysages, des ports du nord de la France. Et sur ce fond superficiellement réaliste, il superpose un autre souvenir: lui-même à l'époque où son accordéon était son seul gagne-pain. Mais quand il arrive à un petit port du nord et commence à jouer devant les "maisons publiques" de la ville, les chansons demandées par les filles assises à leurs fenêtres sont des chansons populaires de 1926: 'Valencia',' Fleurs d'amour', etc.

Puis, dans une fantaisie hallucinante telle que peut en créer la faim, un miracle survient. Le vent soulève la maison comme une péniche dans le port, et la pousse à travers le bassin, vers la haute mer. Le petit groupe de marginaux dans la maison croit se trouver en croisière vers l'île de l'aventure, qui sera une île d'abondance, où l'on n'aura jamais faim:

une île ronde de cinq cents couverts, recouverte d'une nappe blanche, où la boisson, le café et les liqueurs étaient compris dans le repas qui nous attendait.12

Après 1926, et sa publication dans "900" et dans l'Anthologie de la nouvelle prose française, ce conte n'a jamais été réédité, à notre connaissance. Il est donc réproduit en Annexe à cet article, pour le public d'aujourd'hui.

Dans sa rubrique 'Astérisques', Frank écrivit des portraits humoristiques des collaborateurs qui avaient contribué au même Cahier. Cette fois, il esquissa une représentation affectueuse de Mac Orlan, au travers d'images concrètes, tirées de ses romans:

Nous en sommes, à ce qu'on dit, à une époque de peintres: époque des couleurs ou plastique. La légende résulte maintenant d'une complexité d'objets: citons l'accordéon, le sang sur la neige, certaines scies popularisées par les soldats à Mayence ou dans le bled, quelques poupées obscènes, et on aura Mac Orlan...Le jeu est amusant.13

Lorsque le premier Cahier sortit en octobre 1926, il fut bien reçu, surtout en France. Dans La Nouvelle Revue Française, Benjamin Crémieux comprit les ambitions de Bontempelli pour "900" et les lia spécifiquement à l'avant-garde française. De plus, il considéra cette revue comme importante pour l'avenir de la littérature italienne:

M. Bontempelli prône un réalisme imaginatif, le récit ou l'évocation d'un monde imaginaire, mais objectivement décrit, un art assez proche en somme de celui de Max Jacob, de Mac Orlan, de Ramòn Gomez de la Serna, et dans un certain sens d'Arioste...Il manquait à la jeune Italie des centres de référence. En voici un. L'essentiel pour l'instant en Italie, c'est avant tout de redonner de l'animation à la vie littéraire.14

Les prochains Cahiers suivirent en février et en mai 1927, mais le quatrième souffrit de conflits entre Bontempelli et La Voce, et ne sortit que six mois plus tard. Effectivement, cela marqua la fin de la revue en langue française. Mais ces quatre Cahiers avaient accueilli des noms-clé du modernisme, de tous les pays de l'Europe: James Joyce, Ivan Goll, George Grosz, Ramòn Gomez de la Serna, Franz Hellens, Robert McAlmon, Ilya Ehrenbourg, Pablo Picasso, Georg Kaiser; de l'Italie, Massimo Bontempelli, F.T.Marinetti, Alberto Moravia, A.G.Bragaglia, Corrado Alvaro et beaucoup de jeunes auteurs; de la France, Pierre Mac Orlan, Max Jacob, André Malraux, Blaise Cendrars, Joseph Delteil, Georges Ribemont-Dessaignes, Georges Charensol, Philippe Soupault.15

Vendetta italienne, et expulsion de Nino Frank

Malheureusement, en Italie, la réception de la revue fut beaucoup moins favorable, surtout à cause de l'hostilité de son co-fondateur, Curzio Malaparte, directeur de La Voce. Malaparte avait pensé promouvoir une littérature nationaliste italienne, et son acceptation d'une revue écrite en français était uniquement pour mieux diffuser son point de vue en Europe. Il ne croyait point à l'internationalisme de Bontempelli, et commença vite à faire échouer la revue. Il contesta et différa les paiements aux collaborateurs, mais plus sérieusement aussi à l'éditeur français, et ne fournit pas d'argent pour la publicité en France. Il voulut limiter le contrat de Crès à deux numéros (au lieu de quatre, comme prévu). Toutes ces tracasseries menèrent à la démission de Crès, et il fallut vite trouver un autre éditeur en France (Hachette, à partir du troisième numéro). Au début de 1927 Bontempelli avait dépensé 40,000 lire de ses fonds personnels, et le futur de la publication était sombre.

Frank écrivit à Bontempelli en mars 1927, 'Mac Orlan perd toute espérance en "900".' Mais malgré ses doutes, Mac Orlan n'hésita pas à donner son aide encore une fois. Il avait préparé un article publicitaire en 1926 avant le lancement, en l'occurrence pas utilisé. Il le donna à Frank pour insérer dans Les Nouvelles littéraires en avril, avant le troisième numéro. Cet article enthousiaste et sincèrement admirateur des collaborateurs était exactement la publicité qu'il fallait pour révigorer la revue:

En ce siècle les hommes sont encore plus mystérieux que les fureurs de la nature et plus émouvants que la plainte du vent qui couche tout sous sa mélancolie brutale...La présence de Bontempelli associée à celle de Blaise Cendrars, d'Ilya Ehrenbourg, de Max Jacob, de James Joyce, de Georg Kaiser, de Ramòn Gomez de la Serna, de Philippe Soupault et de tous ceux qui s'opposent de toutes leurs forces aux buts cruels et mistérieux de la Nature, affirme qu'en dehors du monde créé par la fantaisie profonde et quelquefois terrifiante que ces écrivains cultivent pour leur sauveguarde, aucune loi promulguée par les hommes n'établit le contact entre ces éléments.16

L'hostilité de Malaparte et de ses amis continua, pourtant, avec des attaques personnelles dans la presse italienne contre Bontempelli et ses associés. Vers la fin de 1927, Frank ne le supportait plus. Le journal Comœdia allait écrire une série sur l'Italie, et demandait les avis de plusieurs journalistes italiens vivant à Paris, ou s'y trouvant en visite. Malaparte et Frank étaient parmi les invités, et le 8 novembre, le premier attaqua Bontempelli, ses idées et ses disciples:

Nous voulons continuer l'expérience romantique du XIXe siècle, pour marcher vers le modernisme par le chemin de la tradition, pour atteindre à un type d'art moderne tout à fait détaché du modernisme français...Notre position vis-à-vis de la France littéraire est l'admiration pour des tentatives parfois très heureuses des jeunes. Mais cette admiration ne nous oblige pas à les imiter. Au contraire. Et nous combattons tous ceux qui imitent la littérature française contemporaine.17

Dans son interview du 18 novembre, Frank ne put pas se retenir de répondre, et de faire des références critiques envers l'Italie de Mussolini, et envers Malaparte lui-même:

Mussolini, pour créer la tradition homogène de tout le pays, avait besoin d'une mise en scène. Mise en scène, la mobilisation perpétuelle des forces fascistes...Mise en scène aussi, les hymnes, les tambours, les ordres du jour, les proclamations...

Bontempelli a donné là [en "900"] à de jeunes Italiens l'occasion d'exprimer librement leur personnalité. Malaparte, qui, j'en suis sûr, n'a jamais lu une ligne de Paul Morand, de James Joyce ou de Mac Orlan, qu'il ne se gêne pas pour vitupérer, prétend que le mouvement novecentiste est une pâle imitation de ces écrivains. Il se trompe et ne peut juger.18

D'un jour à l'autre, le monde de Frank s'écroula. Malaparte, très influent à l'époque, fit en sorte qu'il perdît son poste au Corriere della Sera, et que toute collaboration à la presse italienne lui fût barrée. A la fin de 1927, il n'avait aucune possibilité journalistique dans la Péninsule. Son seul espoir était donc de rester à Paris et d'essayer de faire une carrière en langue française. Son bienfaiteur Mac Orlan, qui tenait une rubrique au nouveau journal Vu, s'arrangea pour que Frank puisse le remplacer pendant quelques semaines et gagner au moins un peu d'argent; puis Georges Charensol aux Nouvelles littéraires vint à la rescousse avec une chronique régulière, 'Malles et valises', où Frank interviewait des écrivains célèbres de passage à Paris.

Par un heureux hasard, son dernier article pour le Corriere della Sera, écrit avant la catastrophe, avait pour sujet Mac Orlan et son nouveau livre, La Seine. Voici quelques lignes de sa critique chaleureuse de l'ouvrage, liée à un portrait très sympathique de l'auteur et de ses rapports, beaucoup plus que littéraires, avec le fleuve qu'il connaissait si bien:

Mac Orlan recherche les couleurs de la poésie: dans le quartier des marchands de vin et du Jardin des Plantes, où les locomotives viennent boire l'eau du fleuve et où, la nuit, enfermés dans leurs cages, les singes hurlent aux lumières tremblotantes de la Seine; sur les deux îles, navires éternellement à l'ancre, chefs d'œuvres si fragiles formés des secrétions de longs siècles épuisés...
Mais son grand plaisir, Mac Orlan le trouve dans l'évocation des quais de Passy et de Javel, de ce pont Mirabeau d'où Apollinaire regarda couler la Seine au beau rythme de ses poèmes, au centre d'un univers populaire et sordide, cosmopolite et parisien, où se forme et naît sans bruit, chaque jour, l'aventure que personne ne connaît, mais qui possède un lyrisme plus grand que bien des vies exemplaires.19

Cet article signa la fin, pour quelques années, de la collaboration étroite entre les deux hommes, mais nullement de leur amitié. Frank dut attendre la fin de la guerre pour voir ses publications acceptées de nouveau en Italie. En attendant, il dut apprendre à se débrouiller seul dans la vie littéraire française. Mais après la guerre, l'intérêt mutuel de Frank et de Mac Orlan pour les possibilités offertes par la radio les rapprocha, dans des séries de programmes sur la vie et les œuvres de l'écrivain. De cette période data une amitié très proche, qui devait durer jusqu'à la mort de Mac Orlan.

 

ANNEXE

UNE NUIT

Pierre Mac Orlan

Adieu, camarade tchécoslovaque des environs de Chateau-Thierry! Adieu, Polonais de Craonne! Et pour toi, également, Vladimir aux yeux clairs, Russe de la Ferté-Gaucher! Adieu, Tatiana qui soignais les gosses dans une ferme de Doue! Et je baise du bout des doigts et de loin tes lèvres aristocratiques, ô Catherine, ser­vante du père Champeau de Montmirail! Adieu à tous les copains de batteuse, journaliers et journalières des plaines de la Brie et de tous les villages dédiés à l'énig­matique Gohelle. Adieu, filles aux jupons lourds, filles muettes de l'Europe pauvre! Adieu, compagnons du so­leil éblouissant, boitillant en espadrilles sur les éteules! Adieu tous! Je me dirige à petites journées vers mon destin et j'entends dans mes mains mises en cornets con­tre mes oreilles la rumeur des ports et l'appel des si­rènes marines, écarlates entre les balles de coton. J'entends le nègre soutier, aux paumes des mains roses, me crier: "Frère, as-tu du tabac? Ne passe pas à travers nos rangs ainsi qu'une flèche coléreuse et tremblante. Don­ne-nous une feuille de papier à cigarettes, quelque chose, un souvenir, un petit nom d'amitié, un conseil, une com­binaison, une parole. Abandonne à notre profit quelque chose de toi-même, un laisser-pour-compte de toi-même. Redis-nous les mots sonores de la fragile camaraderie humaine, ô compagnon des plaines de la Brie. Le soleil nous cloue sur les pierres plates du port de com­merce, quand, las d'avoir roulé des tonneaux comme un scarabée sa boulette, nous écoutons la sombre mélodie de nos instincts."

Tel était mon état d'esprit quand je pénétrai dans ce petit port du Nord en suivant les rails d'une voie ferrée dont le ballast me brûlait la plante des pieds à travers la semelle de corde de mes espadrilles.

Les yeux rongés par la poussière de la route, je cher­chais, à l'entrée de ce port de petit commerce, les si­gnes annonciateurs de I'embauchage. A la porte de la boutique d'un shipchandler qui vendait un matériel défraîchi, je vis une jolie fillette. blonde, grasse comme un jeune chat. Elle sautait à la corde en récitant des lita­nies : "A la une.... à la deux.... à la trois". Cette sale môme de boutiquier, pleine à craquer de nourriture sai­ne, obstruait 1'entrée de la ville dont elle semblait détenir les clefs. Elle me contempla de ces yeux méfiants et bê­tes qui sont l'orgueil du petit commerce. Cette enfant portait des cheveux coupés à « la garçonne". De l'aper­cevoir ainsi, sang et lait, je sentis ma faim s'accroître jus­qu'aux limites du désespoir. Et j'eus envie de mettre le feu à la ville pour le plaisir de voir griller tous les c.... qui 1'habitaient. Je m'approchai, en flammes, d'une borne municipale dont je fis jaillir l'eau sur mon visage. Je bus longuement. L'eau était amère comme la terre et le ciel et le feu du soleil qui sentait 1'oignon.

Depuis mon départ de la batteuse où j'avais été employé, depuis la guerre, depuis ma naissance, peut-­être, j'avais faim, et j'avais pratiqué des métiers ridicules pour le seul plaisir de manger. Mais quand j'avais mangé mon saoûl pendant sept jours, je ne parvenais plus à me rappeler les vraies angoisses de la faim. Je désirais autre chose que les métiers subis ne pouvaient guère me procurer. Je vibrais dans une compréhension aigüe de luxe le plus delicat et je désirais des femmes et des costumes qui puissent s'accommoder des mots évocateurs qui nourrissaient mon merveilleux désespoir. J'errais alors telle une bête entre les hommes et les filles de la faim et les hommes et les filles de mon espoir. Dans mon exaltation, je marchais de plus en plus vite le long des routes qui traversaient les villes toutes dé­diées aux automobilistes, des villes avec une circulation difficile les jours de marché. La nuit les phares m'éblouis­saient et me laissaient pantelant comme un lapin le long des fossés bordés de gazon livide. Tout roulait autour de moi dans un bruit trop intelligent et tout s'accom­plissait, en dehors de moi, dans un murmure musical et affreux. Au milieu des blés, sur la mer et dans les villes, aux boutiques fraîches ou anciennes, j'étais un vérita­ble enfant perdu, un homme sans visage, sans person­nalité, une machine à moudre le pain. Ma faim tour­nait dans ma tête de même qu'une meule qui polissait mes idées et les repolissait jusqu'à la bêtise. Tout était lisse dans ma tête et ma faim pouvait tourner à l'aise. Rien n'arrêtait l'élan, en quelque sorte désespéré, des courroies de transmission qui aboutissaient au vertige. Quelquefois je m'appuyais contre un arbre ou contre un pylone de lampe à arc. Et j'attendais l'occasion comme une araignée sa proie. Un soir, une fille m'offrit à diner; un jour un agent de police me donna quelques sous. Je devenais trop faible pour sentir la honte.. Mais quand j'avais bu et mangé, la honte me rougissait Ie visage et je reprenais la route en jetant l'anathème derrière moi, devant moi, à ma droite et à ma gauche. Quand je pointais un doigt, devant moi, dans la nuit, il me semblait que je trouvais le ciel. Et si j'avais pu, j'aurais déchiré le ciel en le tirant par lambeaux ainsi qu'un papier d'ameuble­ment que l'on décolle. La puérilité de mes extravagances ne m'échappait pas. Quelquefois, je me déchaussais au bord d'une route et je tâtais mes doigts de pieds avec béatitude. Je regardais dans le vide la vie se dérouler comme un film à rebours, jusqu'à mon enfance. II n'y avait rien : ni larmes, ni rires. La faim dominait cette tra­gédie où les hommes et les femmes ne parlaient pas de ce qu'ils avaient mangé, de ce qu'ils mangeraient et de ce qu'ils n'avaient jamais mangé.

Je possédais à cette époque, pour tout gagne-pain, un accordéon allemand que j'avais engagé plus de dix fois chez un brocanteur. J'avais pu cette fois encore rentrer en sa possession. Je le portais sur mon dos dans un sac en toile. Souvent, pour moi-même, je jouais des airs évo­cateurs de géographie littéraire. A chaque ville, où j'avais couru la petite aventure du pain, j'appliquais une chan­son attendrissante. Car les villes, comme les filles, ne sont belles que lorsqu'on les a quittées. La mer rentrait dans mon accordeon. Elle s'y impregnait de malheur et d'ad­versité poétique et sautillante. Cela faisait braire les femmes dans la nuit qui s'arrondissait au-dessus des rues des quartiers réservés.

Ce jour-là, 1'eau claire que j'avais bue m'avait redonné le sens de la direction. En suivant sur les quais les rails du tramway, les hautes grues de la gare mari­time et les petits cafés, qui, à cette heure, sentaient la sciure de bois, je rencontrai un groupe de dockers dont les bras maigres et vernis au Cardiff luisaient hors des maillots sans manches, des maillots rayés noir et rose ou bleu et blanc. Des fillettes et des garçonnets juchés sur des piles de bois de Norvège attendaient qu'un cargo dé­barquât son équipage en même temps que 1'occasion de manger un restant de soupe. J'écartai les gosses d'un ges­te de la main ainsi que des mouches et je m'endormis sur le bois odorant, la tête appuyée contre mon instrument. Ainsi je pris contact avec cette petite ville du nord de la France. Deux destroyers bondés de matelots en cottes bleues fumaient faiblement, amarrés le long du môle, à l'écart des chalutiers couverts d'écailles et des cargos qui sentaient le vin lourd surchauffé.

Je me réveillai à la nuit. Une nuit chaude et ma­rine pesait sur la ville dont tous les détails étaient ron­gés par 1'ombre. Un appel d'or sonnait à l'entrée d'une rue étroite pleine de lumière. Des filles et des hommes sortis de la nuit dansaient comme des grains de poussière dans le faisceau lumineux qui ouvrait à cette rue bouil­lante un chemin droit comme un rayon vers la chair même du plaisir. A pas pressés, des hommes à la mémoire lourde, se hâtaient vers les lampes puissantes qui fondaient, pour une nuit, le remords, le chagrin, le passé, l'avenir. Les uns gardaient encore du sang sur leurs mains. Mais ils ne se rappelaient plus rien de la réalité de leur vie. Cela pouvait durer jusqu'à 1'aube peuplée de policiers herculéens.

Les trois maisons publiques de la ville ressemblaient à trois bélandres hollandaises. Trois maisons basses et longues peintes en noir, vert et ocre abritaient les filles de joie. Sur chaque fenêtre des géraniums fleurissaient dans des pots. Entre chaque pot de géranium, il y avait une tête de fille aux cheveux crêpelés, une tête vivante qui entraînait d'un clin d'œil toutes les lumières de la rue.

            Mon accordéon sur le dos me donnait l'aspect d'un bossu avec une bosse fermant à clef. J'entrai dans la rue scintillante, et je sortis l'instrument de son étui devant un bouquet de feu qui s'épanouissait autour du mot: Cy­théria.

            Les jeunes femmes battirent des mains avant même que j'eusse préludé par une gamme chromatique. On criait à travers la rue. Et les voix s'emmêlaient, au-dessus de moi, de même que des fils électriques dans un carre­four fréquenté par des tramways.

          – Valencia!

          – Now and then!

          – Fleur d'amour!

            Je commençai par Valencia. Quand j'eus fini, des mains en sueur me poussèrent parmi les peignoirs de crépon rose et mauve et safran. Je pus m'affaler der­rière le piano et le pianiste me donna du pain, du jambon et de la bière. Autour de moi les pensées secrètes de la ville tourbillonnaient en empruntant les rythmes du jour. L'assassinat passionnel en tangos et l'assassinat cupide en fox-trots. Des voix profondes et ingénues ordonnaient le manège et lui imposaient son mouvement de fête. C'était parfait, insolent, lumineux, brutal; avec des ré­miniscences cruelles de bourgeoise qui commande une servante.

            Vers l'aube le vent de la mer, qui gifle les contre­vents, ébranla la maison basse en forme de péniche. Il y eut, probablement, des filles qui se heurtèrent ainsi que des tasses en porcelaine sur une étagère mal équilibrée; une main perfide et puissante déhâla une amarre et nous sentîmes d'une manière surprenante que l'édifice prenait le flot et glissait doucement sur les eaux épaisses du troisième bassin. Nous défilâmes devant les destroyers surpris dont les équipages mal réveillés poussèrent un cri de réprobation; nous évitâmes des cargos qui ruaient au bout de leurs chaînes et nous aperçumes à l'horizon la barre blanche de la haute mer. Ce déménagement extraor­dinaire des éléments douteux de la ville ne me commu­niqua aucun lyrisme. Par une fenêtre ouverte, je regar­dais la mer devant moi et les maisons en gradins de la ville haute et de la ville basse.

A mon avis – et c'était également celui des cinquante insoumis qui m'accompagnaient – nous voguions vers l'île de l'aventure: une île ronde de cinq cents couverts, recouverte d'une nappe blanche, où la boisson, le café et les liqueurs étaient compris dans le repas qui nous attendait.

            Derrière mon dos, la petite ville maritime, prise de mort subite, fut rayée définitivement de l'histoire.

 

© Comité Pierre Mac Orlan

 

Notes

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1 Nino Frank, 10.7.2 et autres portraits (Paris: Maurice Nadeau, 1981), p.11.

2 Nino Frank, 'Les rêves perdus de Nino Frank', transmission radiophonique (France Inter), 6.7.1964.

3 Nino Frank, 'Une heure d'oubli', Le Bruit parmi le vent (Paris: Calmann-Lévy, 1968), p.144.

4 Nino Frank, 'Max Jacob', Il Mondo, 13.7.1923, p.3 [traduction MH]. Plus tard, il déclara qu'il puisait sa connaissance de ce groupe dans le livre d'André Salmon, La Négresse du Sacré Cœur:
C'est le Montmartre de cette Négresse - tour de Babel jaillissant d'un humus de misère et de démence, et dressée vers un ciel philistin et volontiers fulgurant - qui, m'attachant à Paris et à ses poètes, a fini par m'y attirer. (Nino Frank, Montmartre, ou les Enfants de la Folie, illustrations de Pierre Mac Orlan (Paris: Calmann-Lévy, 1956), p.10.)

5 10.7.2 et autres portraits, p.15.

6 Nino Frank, 'Aspetti del nuovo Mac Orlan', Il Baretti, 15.6.1925, pp.43-44 [traduction MH].

7 Lettre de Nino Frank à Pierre Mac Orlan, 27.5.1925, conservée au Musée départemental de la Seine-et-Marne, Saint-Cyr-sur-Morin, 77750.

8 Nino Frank, 'A Milan', Les Nouvelles littéraires, 20.2.1926, p.6.

9 Alvaro, Bontempelli, Frank, Lettere a "900" (Rome: Bulzoni Editore, 1985), lettre no.3 de Frank à Bontempelli, 7.5.1926, pp.194-5 [traduction MH].

10 ibid., p.196. Comme post-scriptum fut incluse une longue liste d'écrivains français, dont une dizaine écriveront dans "900".

11 Pierre Mac Orlan, 'A propos du "Quai des Brumes" ', Le Figaro, 18.5.1938, p.3.

12 Pierre Mac Orlan, 'Une nuit', "900" Cahiers de l'Italie et de l'Europe, no.1, automne 1926, pp.20-26.

13 Nino Frank, ibid., p.186.

14 Benjamin Crémieux, "900", La Nouvelle Revue Française, décembre 1926, pp.770-771. Bien sûr, les critiques italiens n'apprécièrent guère son jugement sur la vie littéraire en Italie.

15 Le cinquième Cahier, bilingue, sortit en printemps 1928, puis à partir de juin 1928 jusqu'à juin 1929, la revue fut publiée en Italie, uniquement en italien, sous le titre "900" Quaderni d'Italia e d'Europa.

16 Pierre Mac Orlan, "900", Les Nouvelles littéraires, 2.4.1927, p.2.

17 Curzio Malaparte, 'M. Curzio Malaparte, ou le super-nationaliste devant le problème franco-italien', Comœdia, 8.11.27, p.1.

18 Nino Frank, 'Paris reste le tremplin du monde', Comœdia, 18.11.27, p.1.

19 Nino Frank, 'Mac Orlan in aiuto dalla Senna', Corriere della Sera, 20.12.27, p.5 [traduction MH].