La Femme de la nuit, first instalment

Prologue

femme nuitAprès la guerre, Jenny Moleyn se présentait sous l'aspect d'une jeune fille blonde avec des nattes dans le dos, maigre, un peu trop maigre et trop élancée pour son âge, et si sage auprès de sa mère qu'on en demeurait pantois. Elle possédait un trésor qu'on lui enviait : deux yeux bleus comme le ciel de Naples, le seul ciel que, pour le moment, elle connût au monde, elle qui par la suite devait être « l'étoile ». C'était alors une frêle jeune fille qui portait une simple robe de coton, de longs bas noirs de laine, des bottines sans talons, et sur ses beaux cheveux un chapeau de paille. Sa mère, qui n'avait jamais pu se débarrasser de son accent et de ses façons bellevilloises, la traitait de « petite fille arriérée » et de « manche à balai ». Mme Moleyn trouvait un goût aigre à la vie depuis qu'elle avait quitté la France pour suivre un mari de rencontre jusqu'à ce petit « trou » qu'était Naples.

Ah ! il était bien loin le temps où Georges Moleyn paraissait le plus brillant parmi les employés de banque que le dieu du Royaume-Uni avait mis au monde. A Naples, M. Moleyn était devenu un puritain osseux en veston d'alpaga, qui adorait sa fille et passait son temps à converser en anglais avec elle, ce qui vexait outre mesure sa femme. Aussi cette jeune fille tirée à hue et à dia entre un père et une mère devenus plus étrangers que ne l'avaient été autrefois leurs passeports, se contentait-elle de vivre les yeux mi-clos, sans essayer de débrouiller les fils compliqués de la vie.

Un jour, elle accompagnait sa mère qui faisait sa promenade à Santa Lucia, du côté des clubs nautiques où on pouvait admirer des messieurs distingués qui se prélassaient dans leurs rockingchairs, en prenant d'élégantes boissons. Leur curiosité, ou plutôt la curiosité de Mme Moleyn —sa fille ne comptait pas — fut attirée par un groupe de gens qui regardaient vers la mer. Elles s'arrêtèrent et elles virent trois canots automobiles aborder près de la jetée. Plusieurs personnes en descendirent, d'étranges personnes : deux femmes d'une beauté éclatante, des hommes qui portaient de bizarres appareils photographiques, un monsieur en habit et une petite troupe de mioches, des scugnizzi, qui n'avaient pas l'air vrai. Tout ce monde qui parlait français, essayait de se faire comprendre des innombrables curieux qui étaient accourus et s'amassaient autour d'eux.

En entendant parler français, Mme Moleyn avait frémi. Elle aurait frémi bien davantage si elle avait fréquenté les cinémas, car elle aurait reconnu les cheveux bien cosmétiques et le rictus du monsieur en habit, l'homme qui depuis des années faisait rire toute l'Europe : Max Linder.

Au milieu du brouhaha, la scène cinématographique qu'on allait enregistrer s'organisa. Après avoir planté leurs appareils, les opérateurs les braquèrent sur Max Linder : l'homme en habit arrivait en courant, se retournait d'un air affolé, puis feignait de sauter dans l'eau, comme si un grave danger le menaçait ; l'instant d'après ce fut l'une des deux femmes si séduisantes qu'on vit grimper sur la jetée, les yeux ahuris et les cheveux en désordre, puis tendre les bras vers le large...

Une sorte de fièvre poussa Mme Moleyn jusqu'au premier rang des spectateurs. Comme l'un des membres de la troupe ne parvenait pas à se faire entendre des curieux qui gênaient le travail des opérateurs, elle intervint avec autorité, se présenta, se fit valoir. On l'oublia vite, mais l'homme en habit, de loin, fixait Jenny qui demeurait absolument insensible au spectacle. Par la suite, elle ne parvint jamais à se rappeler avec un peu de clarté ce qui s'ensuivit : l'homme en habit avait bondi vers elle, l'avait prise par les épaules, s'était mis à parler à Mme Moleyn à un débit ultra-rapide. On discuta, on s'agita, on écarta de nouveau les gens ; puis Jenny dut venir tout près des écueils et baisser la tête, comme si elle contemplait la mer, ses tresses pendant sur sa poitrine. La caméra tournée de son côté enregistra l'image d'un Max Linder ruisselant
d'eau qui surgissait d'entre les écueils, tel un naufragé en tenue de soirée, et s'accrochait aux longues tresses de Jenny pour s'aider à grimper sur le quai. La petite faillit tomber à l'eau, cria, voulut se sauver, pendant que l'homme lui faisait mille grimaces et lui jetait les bras au cou en la mouillant de la tête aux pieds.

« Magnifique ! hurla un homme qui se tenait près des appareils, la môme avait juste la gueule abrutie qu'il fallait. »

Tout le monde paraissait aux anges, sauf Jenny qui tremblait de froid et peut-être de peur, et sa mère qui réclamait le prix de la robe abîmée. On calma Mme Moleyn avec un peu d'argent et Max Linder vint tapoter les joues de Jenny : ses yeux étaient vifs et doux.

« Venez me voir au studio, au Vomero, lui dit-il, cela vous amusera, d'autant plus que maintenant vous êtes presque une étoile... »

A la maison, Mme Moleyn montra à son mari les deux billets de cent lires qu'elle avait reçus et lui raconta tout.

« C'est absolument indécent ! s'exclama M. Moleyn, qui faillit sortir de sa réserve habituelle. Jenny vous n'irez pas dans cet endroit. »

Il était estomaqué, mais sa femme n'en emmena pas moins Jenny dans le studio cinématographique du Vomero. Mme Moleyn avait conçu une grande affection pour sa fille, et Dieu sait quels étranges profits elle s'imaginait pouvoir tirer de leur expédition chez les gens de cinéma ! Mais au studio, il n'y avait point de Max Linder : Max Linder avait dû rentrer à Paris. Rien que des visages inconnus, des gens pleins de morgue. « Des Italiens », dit Mme Moleyn avec dédain. Néanmoins, elles parvinrent à se faufiler dans un décor et y demeurèrent une bonne heure à regarder avidement une petite femme, une beauté aux cheveux crépus, avec des yeux bovins et une poitrine opulente, qui, en robe de soirée étincelante de pierreries, levait une main armée d'un pistolet pour foudroyer avec un rire dominateur un homme en loques au visage torve,
aux yeux perfides et mourants, aux joues creusées par le vice. Sept fois, Jenny, stupéfaite, vit le bonhomme s'écrouler lourdement sur les tapis, après que son ennemie avait tiré sur lui ; et sept fois elle le vit se relever, en maugréant et en se tâtant les os, parce que le tapis n'était pas suffisamment épais. Tout cela se passait au milieu d'une extrême agitation, où se perdait la romance qu'un pianiste miteux jouait infatigablement, on ne sait pourquoi. Et tout le monde paraissait écœuré d'un pareil spectacle, à commencer par la petite bonne femme aux cheveux crépus, qui, le pistolet déchargé, allait s'étendre en bâillant sur un divan, pour se laisser poudrer par une habilleuse.

Au bout d'une heure, on vint demander à Mme Moleyn et à sa fille ce qu'elles fichaient là, puis, sans compliments, on les mit à la porte. 

Par la suite, Mme Moleyn devait apprendre que les deux acteurs qu'elle avait vus à l'œuvre n'étaient autres que la fameuse Leda Gys et l'illustre Emilio Ghione, autrement dit « Za la mort ». Dévotieusement, chaque fois qu'un cinéma afficha un film interprété par l'une de ces deux étoiles, Mme Moleyn y amena sa fille. Et pendant longtemps, jusqu'au jour de sa mort, elle rappela à Jenny ses débuts cinématographiques, en lui vantant les sommes fabuleuses que gagnaient, d'après ce qu'on lui avait raconté, les astres de ce qu'on appelait l'art muet. Le jour même de sa mort, en constatant une fois de plus que sa fille demeurait indifférente à ces récits, elle répéta douloureusement que Jenny serait toujours malheureuse et la digne fille de son père.

Et Jenny ? Pendant longtemps ces images sommeillèrent avec tous ses souvenirs d'enfance. Elle ne sut jamais si, dans un film de Max Linder, on avait pu voir une certaine fillette aux tresses longues. Elle ne songea presque plus à ce cinéma miraculeux, qui faisait déjà rêver les jeunes filles de son âge et où le hasard l'avait introduite avec tant de brusquerie, de plain-pied avec des célébrités...Elle continua à vivre comme une jeune bête sans méchanceté, à pousser comme une plante qui ne se doute pas qu'elle est belle. Puis, un jour, elle se rappela cette étrange investiture : le rire de Max Linder qui faisait d'elle « presque une étoile ».


 I. — L'étoile avant la nuit

Tout venait à la fois, comme toujours dans la vie. Cela avait commencé un mois avant. Un jour, sans que rien ne l'eût fait prévoir, Juan ne rentra pas à la maison, et à sa place arriva un pneumatique, un petit mot tout à fait charmant et cordial :

« Mon amour, je suis forcé de partir pour le Midi. Une affaire. Je t'écrirai de là-bas. Je t'embrasse. Juan. »

Il n'y a pas là de quoi fouetter un chat, semble-t-il. Voire ! Le Midi, cela voulait dire Saint-Tropez, et Saint-Tropez cela voulait dire Jane Rameil, cette fille méprisable. Tant mieux, au moins ainsi on savait à quoi s'en tenir. Juan Mérégall pouvait s'en aller au diable. Un bon débarras. Rien n'est plus terrible qu'un grand amour quand il vieillit et finit par devenir une petite haine tenace, un boulet au pied qu'on traîne partout où l'on va.

Bon. Mais ce n'était pas tout. Tante Elizabeth, sans préavis, elle non plus, se mettait à faire des siennes : un matin on l'avait trouvée morte dans son lit, toute osseuse et droite, avec son pince-nez et cette grimace de puritaine ahurie qui ne l'abandonnait jamais. Elle n'était pas vieille, cinquante-sept ans, mais pendant toute sa vie elle s'était arrangée pour donner des ennuis aux gens : cette fois-ci non plus elle n'y avait pas manqué. Cela faisait de la peine, bien entendu, parce que Jenny avait quand même le sens de la famille ; mais enfin, a-t-on idée d'expirer juste au moment où l'on a besoin de vous ?

La preuve? Imaginez la série de tracas qui s'en était suivi. II avait fallu reprendre la petite Ellen, dont la tante s'était occupée jusqu'à ce moment. Impossible de continuer à vivre à l'hôtel, quand on se trouve tout à coup avec, sur les bras, une petite fille de deux ans et les servitudes que cela comporte, le linge et les jouets, le voisinage d'un square, le Quaker Oats le matin et les petites berceuses pour l'endormir le soir. Jenny n'était pas une mère dénaturée, loin de là, mais elle devait quand même s'occuper de ses propres affaires. Or, elles n'étaient guère brillantes, ses affaires.

Location d'un appartement meublé. Recherche d'une nurse convenable. Funérailles d' « Aunt Elizabeth ». Tout cela en trois jours. Bon. Mais il y avait encore cet imbécile de Jacques qui téléphonait à tout bout de champ, pour lui parler de son amour et de sa mélancolie. Un gamin de trente-cinq ans. Encore une de ces passions de printemps qui tournent en queue de poisson, comme si d'avoir aimé pendant quelques semaines le rire d'un monsieur, cela donnait au dit monsieur le droit de continuer à faire des histoires à n'en plus finir. Et Jenny ne savait pas se mettre en colère, elle n'osait pas l'envoyer au diable.

Tout à la fois, oui, la série noire. Jenny en avait assez, assez de tout. Le dernier jour ce fut épique : qu'on en juge.

Son tour de chant passa au « Cagliostro » vers deux heures du matin, après quoi elle se mit à traînailler dans sa loge ou dans la salle enfumée du cabaret, jusque vers quatre heures. Naturellement, elle aurait pu rentrer à l'hôtel un peu plus tôt, puisqu'elle allait déménager ; allez lui dire ça. Quand on a assez de tout, on n'en est pas à une heure près... Couchée si tard, elle se leva à onze heures à cause de la petite qui criaillait. Les valises et les malles à fermer, le déménagement, avec cette idiote de nurse qui lui lançait des regards méprisants, comme si son travail constituait une déchéance pour elle ; puis, l'après-midi, l'arrivée dans l'appartement meublé, l'escalier qui sentait les choux trop cuits, le gérant qui s'obstinait à commenter son inventaire, et cet imbécile de Jacques qui téléphonait déjà. La petite pleurnichait.

« Enfermez-la dans un placard ! » supplia Jenny.

Enfin on lui fit deux œufs sur le plat, on ouvrit une boîte de sardines : Jenny avait faim, une faim de brute. Après, elle se traîna jusqu'à la fenêtre, jeta un long regard sur les maisons d'en face, sans rien apercevoir, alla tomber sur son lit comme une masse de plomb et s'endormit les poings serrés.

La sonnerie du téléphone, le pas lourd de la nurse, le babillage de la petite, rien ne put la réveiller. Elle dormit, et peu à peu, dans le sommeil, les traits tirés de son visage se détendirent. Alors dans la lumière d'or tendre d'un crépuscule de Paris, au milieu d'une chambre triste et en désordre, il n'exista plus, mal posé sur un coussin, que ce beau visage d'ivoire où parfois tant de douceur s'alliait à tant de mélancolie.

Jenny Moleyn dormait, enveloppée dans un vieux peignoir bleu, qui ne recouvrait pas ses admirables jambes de danseuse ; au bas gauche, une maille avait sauté. Grande, avec quelque chose de serpentin dans son attitude, cette souplesse profondément charnelle des acrobates, les hanches fortes et la taille mince, une poitrine d'une miraculeuse blancheur que laissait voir le peignoir entr'ouvert, et les bras nus qui paraissaient à la fois tendres et musclés ; et le visage : les paupières masquaient les yeux, mais rien ne cachait le front bombé et sans une ride, les lèvres et les dents d'une fraîcheur inouïe entre lesquelles pointait, par instants, une langue jolie comme celle d'un petit animal, ces ombres sur les joues qui chargeaient de mystère les traits endormis, et enfin ses cheveux en désordre, dont l'extraordinaire blondeur semblait née sur la palette d'un vieux peintre anglais.

Telle était Jenny Moleyn. Mais ses yeux demeuraient clos et on ne pouvait guère la connaître quand les paupières baissées couvraient son regard d'ange déchu.

Elle ouvrit les yeux. Jacques était là, il avait laissé tomber une boîte par terre : il présenta sa mine de chien battu.

« Pardonne-moi, Jenny, bredouilla-t-il en ramassant la boîte, je te jure que je ne l'ai pas fait exprès. »

Bien entendu, il l'avait fait exprès. Il n'était que cinq heures et demie. Jenny songea sérieusement à télphoner à la police pour invoquer son assistance contre l'importunité de ce garçon. Elle se leva, énervée de nouveau, et commença à ouvrir les valises, sans desserrer les lèvres. Mais Jacques parlait pour deux.

Le téléphone.

« On vous demande de Saint-Tropez. Ne quittez pas. »

Jenny s'étira, alluma une cigarette. Don Juan avait sans doute des remords. Doux forban, va!

« Est-ce que tu m'en veux, Jenny?

— Moi ? Pas du tout, mais alors du tout, du tout, du tout. Tu es libre.

— Ça ne te fait rien ? Comme tu es bizarre, quand même ! Depuis deux ans que toi et moi...

— Pas la peine de discuter là-dessus, n'est-ce pas ? Toi surtout. Maintenant je te quitte, j'ai affaire.

« Tu comprends, je vais m'occuper d'Ellen.

— J'y compte bien : c'est la seule chose que tu peux faire de propre. » Et elle coupa la communication.

« Mon pauvre grand amour, pleurnichait Jacques, comme je comprends ton amertume...

— Toi, fiche-moi la paix : tiens, va voir Ellen, sors-la avec la nurse. »

Enfin seule. Elle se mit à ranger ses robes dans un placard. Et soudain, elle s'arrêta, tomba sur une chaise : elle pleurait d'énervement.

Juan. Cela avait commencé au studio de Joinville, alors qu'elle faisait de la figuration dans un film de Léonce Perret. Deux ans avant. A vingt et un ans elle avait déjà roulé un peu partout. Juan Mérégall était décorateur, et mieux que cela : le plus beau gosse du studio. Un Espagnol blond, vous ne rencontrez pas cela à tout bout de champ. Un si joli garçon, vrai prince charmant de cinéma, avec de grands yeux noirs, un rire silencieux qui lui illuminait le visage, et puis des gestes lents et sûrs, comme si tout lui appartenait. En moins de rien, on eût fait de lui un parfait jeune premier. Or, Juan posait un peu : il dédaignait les acteurs et se croyait quelque chose comme l'égal du metteur en scène. Mais comme il débordait de gentillesse et savait se servir de son charme, le metteur en scène lui-même s'était pris de sympathie pour lui. Seuls, les machinistes et les électriciens le débinaient : ils flairaient en lui l'ouvrier qui a honte de ses origines.

Mais Jenny se passionna : elle en était déjà à la figuration intelligente, toujours au premier rang, mais n'osait pourtant pas le dévisager de trop près : il paraissait si loin d'elle... Elle avait une envie folle de se trouver seule avec lui, de l'entendre parler pour elle seule, et puis brusquement — Jenny n'y allait jamais par quatre chemins — de l'embrasser avec avidité. Sans doute avait-il poussé si gaillard, ce désir franc et jeune, que Juan Mérégall avait dû s'en apercevoir. Un jour, une surprise : alors qu'elle s'y attendait le moins, au hasard d'une rencontre, il lui avait serré les poignets, presque avec brutalité, puis, les yeux dans les yeux, il parut la vider de toute son âme. Une vraie scène de Carmen. Le matin suivant, dans un petit hôtel quelconque, près de la Marne, ils se réveillèrent par miracle au même moment et jurèrent de s'aimer toute leur vie.

Trois ans, cela faisait même moins de trois ans. Et d'ailleurs il y avait belle lurette qu'ils braconnaient chacun dé leur côté, elle et lui. Mais pendant quinze ou seize mois, ils s'étaient aimés avec une sorte de rage : leur vie commune était devenue une longue fièvre à deux, des disputes et de l'extase, des journées qui passaient comme un éclair et dont le souvenir faisait encore mal. Le bonheur, ce doit être cela: oublier tout le reste... jusqu'au jour où tout à coup on se réveille, comme si on avait dormi pendant des mois, et où ce qu'on possède paraît si fade et triste.

Qu'est-ce qui restait de tout cela? La petite Ellen qui avait les yeux noirs de Juan et les cheveux d'un blond très clair de Jenny ; et les photos des films où, poussée par Juan Mérégall, elle avait réussi à jouer de petits rôles, jusqu'à L'Ile des damnés.

Elle se leva, vint se regarder dans la glace, s'y mira pensivement : elle voyait des yeux pareils à des étoiles, ce grain de beauté sur le menton qui n'avait pas l'air vrai, la longue ligne des lèvres gonflées de douceur - et une fois de plus elle se dit : «A quoi bon tout cela?» Sur l'image que lui renvoyait la glace, une autre venait se superposer : celle de la petite fille d'autrefois - des nattes dans le dos et des bas de coton noir - la petite fille à qui Max Linder, à Naples, avait jeté les bras au cou... Comme tout cela était vieux! Et confus! Un rêve très ancien. Cinéma, cinéma, cinéma...Pourquoi reparaissait-il toujours dans son existence? Jenny n'y avait jamais attaché d'importance. Elle eût peut-être préféré demeurer la petite ouvrière de jadis. Le hasard l'avait toujours jetée là-dedans, avec une étrange obstination, et pour aboutir à quoi? A cet insuccès, à cette vie de travers, et à cet engagement peu reluisant au «Cagliostro», obtenu grâce à un ancien camarade de studio, juste au moment où Juan commençait à lui faire entendre qu'elle ne savait pas se débrouiller.

Le téléphone sonna. Une erreur. Mais il tira Jenny de ses pensées moroses. Les sourcils froncés, s'obligeant à ne plus penser à rien, elle se remit à ranger ses affaires. Il faisait sombre et chaud.

Elle avait sept robes et neuf chapeaux : il était inutile de les compter, leur nombre n'avait pas augmenté. Et encore, sept robes, c'était beaucoup dire : une, le tailleur gris, elle ne pouvait plus la porter : cela craquait partout. Ses hanches avaient grossi : Jenny avait une tendance à engraisser. Il fallait lutter contre cela. Mais elle avait surtout besoin d'au moins une nouvelle robe. Et, pour cela, d'argent. Si au moins
« Aunt Elizabeth » avait laissé un ou deux billets de mille...

Sans savoir pourquoi, Jenny éclata de rire à cette idée. Les derniers temps, sa tante était devenue passablement comique. Comme Juan, elle sermonnait sa nièce sur son incapacité de se débrouiller, et ses sous-entendus étaient encore plus lourds que ceux de Juan. Mais la tante rougissait en parlant de cela. Que n'avait-elle mis elle-même à profit ses conseils de sagesse ? En tout et pour tout, « Aunt Elizabeth » n'avait laissé qu'un tas de papiers de famille et une collection de caleçons extravagants. Il fallait se débarrasser de tout cela, détruire ce vieux passé idiot qui ne correspondait à rien, trouver la force de refaire sa vie... Et en maniant ces choses qui paraissaient garder encore comme l'empreinte d' « Aunt Elizabeth », un nouveau flot de souvenirs affleura sa conscience.

Son arrivée à Paris, à dix-huit ans. Elle y était enfin dans ce Paris, à qui depuis des années déjà elle ne cessait de penser. Naples était oublié. Oubliées aussi toutes les journées grises de son adolescence écartelée entre un père puritain et une mère bellevilloise. Georges Moleyn mort, l'influence qu'il avait toujours gardée sur Jenny, cette sévère emprise qui assombrissait la vie de la jeune fille, s'était peu à peu évanouie. Les appétits de Mme Moleyn semblaient revivre dans la blonde Jenny, que le simple contact avec Paris avait animée. Il restait une tante, « Aunt Elizabeth », et cette tante, la sœur de papa Moleyn, il fallait la respecter, tenir compte de son autorité, ne pas trop la choquer, puisque en somme Jenny habitait chez elle et mangeait à sa table.

« Je trouve extraordinaire, Jenny, qu'on vous fasse travailler si longtemps le soir, remarquait la tante qui avait déjà fini de dîner, quand sa nièce rentrait. Il serait peut-être bon que j'aille voir votre directeur.
— Il est en voyage. Moi-même je me suis un peu fâchée ce soir, tante, c'est vraiment honteux de nous exploiter ainsi. »

En fait d'exploitation, c'est plutôt Jenny qui exploitait les jeunes amoureux qu'elle ramassait sur son chemin et qui lui payaient des cocktails dans les dancings. Quand on voulait aller plus loin qu'un shimmy à la taverne de l'Olympia ou un petit dialogue intime dans le taxi, Jenny savait se défendre et retrouvait par miracle cette épouvantable froideur qui lui venait sans doute de ses aïeux du Royaume-Uni. Elle savait ce qu'elle faisait : s'amuser, et réserver les bêtises pour le jour où elles lui en vaudraient la peine. Les hommes perdaient leur latin au contact de cette gamine qui paraissait tantôt consentante et tantôt dédaigneuse comme une duchesse.

 

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