Goût d'égout
Pastiche et pamphlet
Voici: les locomotives aux hurlements de chiens, c'est le brouillard qui les emporte, tels des vaisseaux fantômes à gosier rouge; quant aux lampes écarquillées, ces yeux d'aveugles, l'ombre halète autour de leurs disques de lumière tiède, sur le sol où les rails s'étirent; citons encore le vent, longue caresse des cimetières, qui s'enroule autour des fils du télégraphe, et nous aurons devant nos yeux naïfs 1'admirable mise en scène que tous les matins un chef de gare, courbé par une vie de honte et de malheurs domestiques, réorganise à la perfection, sans se soucier des applaudissements, tout à la joie d'avoir dans son bureau puant un divan Louis XIV ou XV ou XVI, résidu d'un héritage d'Australie.
Lagnel, mon personnage, sous-chef de la lampisterie à la gare de X., avait quarante-trois ans, une mauvaise santé et comme habitation un wagon de seconde abandonné sur un rail désaffecté. Ce garçon si grand et si jovial, qui craignait Dieu et avait le vin triste, en était réduit à se tordre de rire peu avant l'aube, tous les matins, en relisant, pour lutter contre 1'insomnie, un carnet où il avait noté tous les jeux de mots qu'il etait parvenu à comprendre, le long de son existence fatiguée.
L'aube, qu'elle explose comme un baiser de nourrice, ou qu'elle se faufile entre deux rangs de nuages en proie au somrneil, ou qu'elle monte comme une couleur de santé aux joues du ciel, 1'aube arrache tous les matins les toiles d'araignée que la nuit a tissées sur la gare (un grain de poussière dans un œil ou dans des rouages, et voilà la mort, les tribunaux, la potence): juste à l'heure où les locomotives commencent à brâmer, où les soupapes ont des réflexes d'escargot au soleil. Et ce jardin zoologique qui ouvre ses portes dès les murmures de 1'aube demeure celui dont il est difficile de se lasser, même quand on a déjà pénétré le mystère des chiffres inscrits sur le ventre des locomotives.
Mais la nuit, la grande nuit noire, après les derniers sursauts du ciel ensommeillé, qui se retourne à la manière d'un matelas, dès que le douzième coup de minuit est tombé (comme le dernier coup du forain soucieux de vérifier la solidité de son appareil presque orthopédique que les gens ont assommé de leur force et de leur bonne volonté, pendant toute une journée), la gare se laisse envahir par une théorie de lassitudes, et l'immense construction sonore du ciel et des rails en est réduite au petit œil rouge d'une lampe, au bout d'une ombre, qui jette par gouttes la lumière sur le fleuve éteint du chemin de fer.
Lagnel, après minuit, rentrait chez lui, à son wagon: il partageait ses pensées entre les souvenirs de son travail et le mirage des tables bien garnies qu'il entrevoyait, les jours des noces, au restaurant de la gare. De temps en temps il récapitulait les phases du gros événement de sa vie: un accident de chemin de fer où il avait eu un doigt et sa famille écrasés, un accident dû au manque d'à-propos d'un mécanicien tombé du train juste au moment où apparaissait au loin, sur le même rail, un autre train lancé à grande vitesse, toutes lumières éteintes (je parle des années de la guerre).
Lagnel déclarait n'avoir pas de chance. Il rigolait de façon assez lugubre.
Il posait sa lanterne sur le marche-pied du wagon, dont les dessous malfichus, au rayon rouge, avaient un air dégoûtant. Il commençait à retirer son veston, ses bretelles, comme des lambeaux de chair. On pouvait le voir, sous la douche brumeuse de la nuit, demeurer là pensif, en caleçon et en manches de chemise, la casquette de travers, la lanterne dans une main, les vêtements dans l'autre: rien qu'un instant, le temps d'étudier l'état de son estomac. Et il soupirait comme un chien en quête de son maître. Ensuite, sans avertissement préalable, il crachait un juron: – "Nom de Dieu de nom de Dieu!" – car il s'apercevait que la portière du wagon était fermée, qu'il n'avait plus de tabac, ou qu'il avait oublié de manger de l'ail à son petit déjeuner, comme il en avait décidé hier soir, avant de s'endormir.
La nuit dont il est question dans ce conte, noire, embuée de brouillard, mystérieuse pour tout dire, il refit tous ces gestes, mais le vent qui venait de loin roula comme un tonnerre de théâtre, le colla contre le wagon: soudain la nuit disparut, la lanterne étant tombée du marche-pied, et Lagnel dut intervertir l'ordre de son cérémonial; tremblant de froid dans sa chemise et dans son caleçon, il hurla:
– Nom de Dieu de nom de Dieu!
Mais un drôle d'écho qui reproduisait son juron, un autre fantôme blanc devant lui, comme un miroir, une portière qui claquait et l'idée de la lanterne brisée lui tenaillèrent les entrailles. D'une main craintive il tira de sa poche des allumettes, mais il hésitait à allumer: le fantôme avait disparu, le vent roulait loin. Cependant, malgré qu'on en dise, il y a dans la vie des moments où l'effroi éveillé par les simulacres qu'il plaît à Dieu d'assumer doit se retirer (un instant, bien entendu, le temps de grimper dans un wagon noir) en face du gel qui harcèle un corps en caleçon et en manches de chemise. Lagnel se retrouva dans le wagon, tournant les épaules au vide de la nuit, les yeux cachés et - comme refrain - le regret et l'ennui de la lanterne brisée. Le compartiment "Cave" était devant lui: il s'y faufila en se grattant une cuisse. Il y perçut une respiration triste. Il se tint coi. Mais quelques minutes après il osa tousser - de travers, car il sentit l'une de ses mains prise par une autre main, molle et humide: une gifle, au hasard, sur un nez, des bouteilles qui crissèrent, et ses yeux parvinrent à distinguer le fantôme blanc. On lui serrait toujours la main, c'est une façon de parler, car l'autre n'eût pas pu être plus humble et plus fraternel. Lagnel s'en aperçut bien qui décida d'agir et administra, toujours au hasard, quelques coups de poing ou de pied aux bouteilles et au fantôme. Ensuite, tremblant de rage à cause des culs de bouteille qu'il sentait sous ses semelles, il fit de la lumière; il vit un gros visage bouffi, un regard malin et dévoué, une main en sang, un cache-poussière ouvert sur une chemise déchirée:
– Cochon! Qu'est-ce que tu faisais? Ah! cochon! quel cochon!
– Non, monsieur, écoutez...
Et tout à coup Lagnel pleura, je ne sais guère pourquoi, lui que je pensais incapable de larmes et d'ailleurs pas digne d'en verser. L'autre, en percevant des larmes, défaillit et rougit sous le poids du cœur qui avait durci, dans son estomac, dès le début de la scène. Il allongea sa main et la retira aussitôt, d'un geste juif. Il hasarda quelques mots: c'était l'un de ces êtres qui parlent par ébauches de phrases, car il avait remarqué qu'ainsi l'on peut avoir l'air de dire beaucoup de choses, et que les gens n'y comprennent rien, mais conçoivent de la sympathie pour l'homme qui leur fait 1'agréable surprise de ne pas aller au bout de ses phrases.
– Monsieur, vous êtes un frère... Nous sommes beaucoup... Venez chez...
IIs passèrent leurs pantalons devant la portière de la nuit, au bout d'un rayon rouge minuscule qui venait de la gare. Ils avaient froid: Lagnel surtout, dont les joues étaient encore humides de larmes si bien que les pointes de ses moustaches frémissaient, comme des ailes d'insecte.
En chemin, il maugréait avec timidité. De temps en temps 1'autre lui touchait un bras, lui marchait sur un pied. Le vent s'était calmé.
Ils cheminaient à travers champ, ils revenaient sur leurs pas. Le petit juif bouffi parlait avec fureur maintenant. Soudain il se tut, et Lagnel n'eut que le temps de le retenir par les ailes du cache-poussière:
– Ah! cochon! tu voulais fuir, hein, cochon! Nom de Dieu de nom de Dieu!
Et il tapait dessus. Il croyait taper sur un vieux pardessus, léger dans ses mains. L'impression fut si forte qu'il s'arrêta, lâcha sa proie. Aux lueurs de l'aube, il distinguait maintenant un rire sur la grosse figure du juif, un beau rire de martyr levantin en sueur et en guenilles.
– Espèce de...
L'autre riait. Lagnel dut s'asseoir par terre. Ils étaient dans un potager, les grosses bottes lourdes sur des fleurs blanches de haricot. Ils avaient l'air d'assassins qui ont raté leur coup à cause d'une mauvaise digestion.
– Pourquoi que tu voulais fuir?
Soudain l'autre parut se réveiller: il fit une grimace à l'aube qui le démasquait, il commença d'une voix bondissante:
– Croyez-vous... croyez-vous que j'aie pu avoir envie de vos nippes? Croyez-vous... tu crois que moi... Je ne suis pas un voleur, pas encore... J'ai le temps d'ailleurs. Mais la vie, crois-tu... Ton sale wagon d'ivrogne et moi.. Tu me crois un voleur. Ecoute... II y a un an, j'étais riche.
Lagnel n'écoutait plus. II avait rabaissé sur sa mèche de cheveux blancs sa casquette. L'aube lui brûlait les yeux. Il arrivait jusqu'à pressentir un compagnon de mésaventure dans cet homme grimaçant; il s'en tenait à cette explication et l'oubliait. Il lui venait aussi, des cloaques du cœur, une bonne envie d'en finir, une fois pour toutes, avec cette vie de sous-chef de lampisterie, de quadragénaire mince et jovial, de... Et puis quoi? Est-ce qu'on ne pouvait plus dormir maintenant?
– Les femmes... c'est-à-dire Elyane...
Ce nom le happa aux yeux, comme si deux doigts allaient Iui serrer la gorge, deux doigts d'une apparition quelconque, bien légitime à 1'aube d'un jour de travail.
– Elyane... – disait 1'autre.
C'était un nom de femme. On pouvait causer alors. Les femmes, c'est toujours amusant d'en causer. Surtout que...
Ils se taisaient, ils suivaient leurs pensées.
Et tout à coup un sifflement d'herbe sous la brise. Un homme barbu avait bondi comme de derrière un mur, il leur faisait face de tous ses regards flamboyants:
– Hands up!
Il les menaçait avec un fusil de chasse.
Lagnel ne comprenait pas l'anglais. Le juif non plus. Ils demeurèrent cois, enroulés dans leurs pensées.
Le nouveau venu ôta son chapeau, il tira sa fausse barbe, ses fausses moustaches, ses fausses prunelles. Il n'avait pas d'yeux. Il grinçait des dents.
Lagnel reconnut le mécanicien qui avait jeté à la mort sa femme et ses enfants, le mécanicien qui avait disparu du train condamné.
– Je suis Rocambole.
Le nom faillit impressionner Lagnel; le temps d'éternuer, puis il en revint à sa première idée, en reconnaissant les mains gantées de noir du mécanicien qui s'était offert, à 1'époque du désastre, pour mener le train vendu à la mort.
– Assassin! Cochon!
Le juif n'y comprenait goutte, il tremblait comme un paralytique: sa figure, dans le jour naissant, ressemblait aux yeux de Dieu qu'on voit sur les icônes russes.
– Voilà les naufragés de la vie! s'écria Rocambole, en soulignant sa phrase d'un geste de directeur d'orchestre à la fin de 1'ouverture.
Lagnel ignorait ce que l'on fait dans ces cas.
Un avion s'était levé; dans la glu bleuâtre du ciel, comme un oiseau en larmes, il jetait ses derniers regards au soleil, il le criblait de ses sanglots.
– Suivez-moi, maugréa d'un air sombre Rocambole. – Le ciel a des yeux pointus. L'aube s'est levée sur l'univers. Je vous amènerai vers la liberté.
A la porte d'un cabaret effrayant ils rencontrèrent un nègre qui était borgne. C'était un ancien joueur de saxophone, un ancien médecin: il dormait dans la béatitude de ses dents, mains et pieds liés au regard noir de 1'héroïne de ses rêves. Rocambole qui avait enroulé sa cape autour de sa tête pour masquer les deux trous volcaniques des orbites, allait le réveiller, lorsque la porte claqua. Du coup le nègre se mit debout, et il cria en manière de bonjour une phrase déchirante et prétentieuse.
Elyane apparut. C'était un jeune homme quelconque, aux yeux noirs, aux cheveux bien peignés. Son corps se balançait au-dessus des plis du pantalon. Elle parfumait la rue déserte. On imaginait, à l'ombre de son gilet, sous la chemise de soie enlaidie par les danses et 1'aube, l'étirement des seins minces à la brûlure de l'air. Elle marchait d'un air absorbé, les mains dans ses poches.
Lagnel sentit tomber sa rage contre 1'assassin de sa famille. Ses yeux se perdaient dans les mouvements du pantalon.
– Madame... – murmura Rocambole en essayant de retenir Elyane. Le nègre miaulait comme si on lui eût coupé la langue, ses mots tombaient sanglants et gluants de salive. Le gros juif s'était jeté par terre, en proie à l'épilepsie, mais il parvenait, au prix d'efforts inouïs, à ne pas râler.
Elyane ne s'arrêta pas. C'était vraiment très tard. Et d'ailleurs, sait-on jamais, la nuit ou l'aube, après les danses... Elle tâta son browning.
Ils la suivirent, comme des chiens, langue longue, le cœur dans les yeux.
Rocambole gémissait en grinçant des dents; il avait perdu son fusil, et avec lui toute chance de salut. Les autres regardaient leurs souliers. Elyane se hâtait. Cette poursuite 1'effrayait. Les yeux de ces hommes lui mordaient la nuque. Elle sentait un sein, le sein du cœur, gros comme une tumour.
Elle dut s'arrêter. Elle se vit seule, au milieu du brouillard de la journée nouvelle, à la merci de ces fantômes assoiffés de vie. Elle ne put s'empêcher de sourire, d'un sourire plein de douceur, d'effroi et de superbe. Elle les regardait curieusement en étalant son sourire, comme une partie de son corps. Elle sentait son cœur déjà tordu par ces mains sales.
Mais eux, ils ne bougeaient pas. Comme une souricière, ce sourire immense les avait happés. Ils se dévisagèrent avec haine. Et ils ne prêtèrent aucune attention à Elyane, qui soudain, rassurée, avait fui. Ils se disputaient au sujet de ce sourire, enjeu décisif.
La gare, encore et toujours la gare. Le chef se promène, au petit soleil qui réchauffe son béret rouge mais pas ses yeux sales. Il regarde ses mains d'un geste de misère. Il court rejoindre sa femme au lit conjugal, comme s'il se ruait, paupières baissées, dans le ventre noir de sa mère. Il tombe du ciel une pluie de lumière d'or, c'est une liqueur qui soûle mieux et pis que l'eau de la nuit.
Les quatre malheureux frissonnèrent comme des feuilles. Ils avaient leurs raisons. Tant de lumière, ils en avaient honte. Ménélik, le nègre, souriait. Le juif cachait dans son mouchoir sa bouche et son amour.
Ils entrèrent dans le buffet des troisièmes.
Un homme, pâle et sale, se tenait au comptoir.
Ils s'assirent à une table. Ils débordaient de haine. Ils sentaient la cruauté de cette joute unique et définitive, et chacun d'eux pensait que les trois autres étaient de trop. Ce sourire qu'ils s'arrachaient était la grande flamme qui eût pu incendier enfin leurs vies. A qui appartenait-il?
Un jeu de cartes, aux cœurs encore mouillés de sang, aux trèfles qui avaient un parfum de femme fatiguée, était sur la table. La partie s'engagea. Les cartes tombaient comme des éclairs.
Soudain, par une porte cachée, entra un petit vieillard aux yeux de verre, sanglé comme un fantoche dans ses vêtements noirs, qui pliait sur sa canne, et marchait avec des pas d'oiseau. Il avait une figure jaune. Des mains qu'on n'eût pas aimé toucher. Et une froideur de cadavre de la tête aux pieds.
– Monsieur U... – s'écria le patron derrière le comptoir.
Les quatre joueurs avaient blêmi.
– Comment, vous n'étiez pas mort? – hurla encore le patron.
Le petit vieillard eut un sourire affreusement doux, mais il ne parvint pas à remuer ses prunelles de verre. Il s'assit sur une chaise, la figure toujours pliée par ce sourire qui était toute sa richesse. De temps en temps il grimaçait, comme s'il eut frôlé un abîme.
– C'est... le fameux brigand corse, – murmura Lagnel.
Le vieillard disait quelques mots, puis s'arrêtait. La mort qu'il déclarait avoir vaincue, après des combats peints avec deux ou trois mots cruels, devait se tenir à ses epaules, prête à le happer. Le patron lui apporta une tasse de café en baissant ses yeux. La salle paraissait se plonger, peu à peu, dans une brume de cimetière, où surnageaient les lueurs des verres, l'œil rouge des cigares, pareils à des feux follets.
Mais à ce spectacle les quatres hommes crurent voir le sourire d'Elyane, cette proie encore chaude entre leurs mains, s'étioler comme une fleur enveloppée par un orage chimique. Rocambole, démasquant ses yeux creux, tendait tous ses muscles, et le juif s'agrippait à son bras d'un geste enfantin; Ménélik se laissait subjuguer par une fureur infernale, qui se communiquant à Lagnel, lui dilatait la poitrine, lui brûlait le cœur.
– U... vieux bandit, meurs! – hurla Rocambole, de toutes ses entraiIles rapiécées.
Mais le vieux sirotait son café. Il en versa la moitié sur sa redingote. Et il racontait son extrême-onction, d'un air de modestie.
Tout-à-coup, une effroyable explosion ébranla tout. Rocambole étreignait un pistolet encore panaché de fumée dans sa main tremblante. Le vieux brigant, cible, devait sa vie au patron du buffet, qui s'était rué sur Rocambole. Mais la balle ne s'était pas perdue sous une armoire: frappé au cœur, le juif s'écroulait, les yeux cachés par un sourire d'ange. Le vieillard se sauva, en courant comme un fou. Rocambole, aplati contre la cloison, disparut. Et Lagnel s'enfuit, affolé, poursuivi par les mots de la chanson incolore que beuglait Ménélik, le nègre, et qui était l'hymne yougoslave ..................
A cet instant, le décor changea. Le patron du buffet vint remercier à la rampe. Il souriait affreusement et cachait ses mains sanglantes.
NINO FRANK.