Pierre Mac Orlan, Nino Frank et le conte Une Nuit


La Société des lecteurs de Pierre Mac Orlan (www.macorlan.fr), a été créée en 2012, pour encourager la connaissance et l'étude de l'écrivain Pierre Mac Orlan (1882-1970) et de son œuvre. La Société publie une revue annuelle, Lectures de Pierre Mac Orlan, dont chaque volume est consacré à un aspect spécifique de sa vie et de son œuvre.

Mon texte, "Pierre Mac Orlan et Nino Frank, 1923-1927: les débuts d'une grande amitié", parut en 2014 dans le volume no.2 de ces Lectures. Ce texte fut suivi d'Une Nuit, un conte de Mac Orlan publié en 1926 mais jamais ré-édité. Ici je présente ce conte, précédé d'un résumé des rapports entre Mac Orlan et Frank à l'époque et des circonstances qui ont mené à la création de cette œuvre. (Voir aussi mon Chapitre 2 en anglais, 'Nino Frank and the Italian journal "900"').

En 1926, le jeune écrivain italien Nino Frank accepta le poste prestigieux de correspondant culturel à Paris, du grand quotidien milanais Corriere della Sera. Une fois à Paris, il trouva son travail peu contraignant, et il fut ravi d'accepter une invitation du célèbre auteur Massimo Bontempelli, à l'assister pour créer et gérer une nouvelle revue italienne. Cette revue serait alignée sur le modernisme international de l'avant-garde française, avec le but de mettre en valeur les meilleurs écrivains modernistes de l'époque, de tous les pays occidentaux. Elle aurait comme titre "900" ("Novecento"; "vingtième siècle" en français), et elle serait publiée simultanément à Rome et à Paris. Pour la rendre accessible aux lecteurs cultivés de tous les pays européens et anglo-saxons, elle serait écrite en français, et Frank aurait le poste de secrétaire de rédaction à Paris.

La revue devait avoir un comité de rédaction international, et le premier invité fut Pierre Mac Orlan, pour la France. Celui-ci donna des conseils pratiques à Frank sur la maison d'édition française, les accords financiers, les collaborateurs et la publicité: tous étaient des aspects pour lesquels, en France, Frank ne savait où commencer. Mac Orlan parla de la revue auprès de ses connaissances du monde des lettres, et dans une large mesure, ce fut grâce à lui que la revue connut ses premiers succès en France.

Frank lui demanda un texte pour le premier numéro de la revue. Cet été-là (1926), Mac Orlan écrivait Le Quai des Brumes: il revivait ses années à Montmartre, hanté par la faim. Et dans son conte pour la revue, Une Nuit, il joua sur les souvenirs de cette époque lointaine où son accordéon était son seul gagne-pain. Ce conte est une fantaisie sur les hallucinations engendrées par la faim, et sur la recherche d'un miracle qui éloignera à jamais le spectre de la faim.

Je remercie le Comité Pierre Mac Orlan pour m'avoir autorisée à reproduire ce texte.

UNE NUIT
par
Pierre Mac Orlan

Adieu, camarade tchécoslovaque des environs de Château-Thierry! Adieu, Polonais de Craonne! Et pour toi, également, Vladimir aux yeux clairs, Russe de la Ferté-Gaucher! Adieu, Tatiana qui soignais les gosses dans une ferme de Doue! Et je baise du bout des doigts et de loin tes lèvres aristocratiques, ô Catherine, servante du père Champeau de Montmirail! Adieu à tous les copains de batteuse, journaliers et journalières des plaines de la Brie et de tous les villages dédiés à l’énigmatique Gohelle. Adieu, filles aux jupons lourds, filles muettes de l’Europe pauvre! Adieu, compagnons du soleil éblouissant, boitillant en espadrilles sur les éteules! Adieu tous! Je me dirige à petites journées vers mon destin et j’entends dans mes mains mises en cornets contre mes oreilles la rumeur des ports et l’appel des sirènes marines, écarlates entre les balles de coton. J’entends le nègre soutier, aux paumes des mains roses, me crier: « Frère, as-tu du tabac? Ne passe pas à travers nos rangs ainsi qu’une flèche coléreuse et tremblante. Donne-nous une feuille de papier à cigarettes, quelque chose, un souvenir, un petit nom d’amitié, un conseil, une combinaison, une parole. Abandonne à notre profit quelque chose de toi-même, un laisser-pour-compte de toi-même. Redis-nous les mots sonores de la fragile camaraderie humaine, ô compagnon des plaines de la Brie. Le soleil nous cloue sur les pierres plates du port de commerce, quand, las d’avoir roulé des tonneaux comme un scarabée sa boulette, nous écoutons la sombre mélodie de nos instincts."

Tel était mon état d’esprit quand je pénétrai dans ce petit port du Nord en suivant les rails d’une voie ferrée dont le ballast me brûlait la plante des pieds à travers la semelle de corde de mes espadrilles.

 

Les yeux rongés par la poussière de la route, je cherchais, à l’entrée de ce port de petit commerce, les signes annonciateurs de l’embauchage. À la porte de la boutique d’un shipchandler qui vendait un matériel défraîchi, je vis une jolie fillette. blonde, grasse comme un jeune chat. Elle sautait à la corde en récitant des litanies : « À la une.... à la deux.... à la trois ». Cette sale môme de boutiquier, pleine à craquer de nourriture sai-ne, obstruait 1’entrée de la ville dont elle semblait détenir les clefs. Elle me contempla de ces yeux méfiants et bêtes qui sont l’orgueil du petit commerce. Cette enfant portait des cheveux coupés à « la garçonne ». De l’apercevoir ainsi, sang et lait, je sentis ma faim s’accroître jusqu’aux limites du désespoir. Et j’eus envie de mettre le feu à la ville pour le plaisir de voir griller tous les c.... qui 1’habitaient. Je m’approchai, en flammes, d’une borne municipale dont je fis jaillir l’eau sur mon visage. Je bus longuement. L’eau était amère comme la terre et le ciel et le feu du soleil qui sentait 1’oignon.

Depuis mon départ de la batteuse où j’avais été employé, depuis la guerre, depuis ma naissance, peut-être, j’avais faim, et j’avais pratiqué des métiers ridicules pour le seul plaisir de manger. Mais quand j’avais mangé mon saoul pendant sept jours, je ne parvenais plus à me rappeler les vraies angoisses de la faim. Je désirais autre chose que les métiers subis ne pouvaient guère me procurer. Je vibrais dans une compréhension aigüe de luxe le plus délicat et je désirais des femmes et des costumes qui puissent s’accommoder des mots évocateurs qui nourrissaient mon merveilleux désespoir. J’errais alors telle une bête entre les hommes et les filles de la faim et les hommes et les filles de mon espoir. Dans mon exaltation, je marchais de plus en plus vite le long des routes qui traversaient les villes toutes dédiées aux automobilistes, des villes avec une circulation difficile les jours de marché. La nuit les phares m’éblouissaient et me laissaient pantelant comme un lapin le long des fossés bordés de gazon livide. Tout roulait autour de moi dans un bruit trop intelligent et tout s’accomplissait, en dehors de moi, dans un murmure musical et affreux. Au milieu des blés, sur la mer et dans les villes, aux boutiques fraîches ou anciennes, j’étais un véritable enfant perdu, un homme sans visage, sans personnalité, une machine à moudre le pain. Ma faim tournait dans ma tête de même qu’une meule qui polissait mes idées et les repolissait jusqu’à la bêtise. Tout était lisse dans ma tête et ma faim pouvait tourner à l’aise. Rien n’arrêtait l’élan, en quelque sorte désespéré, des courroies de transmission qui aboutissaient au vertige. Quelquefois je m’appuyais contre un arbre ou contre un pylone de lampe à arc. Et j’attendais l’occasion comme une araignée sa proie. Un soir, une fille m’offrit à dîner ; un jour un agent de police me donna quelques sous. Je devenais trop faible pour sentir la honte.. Mais quand j’avais bu et mangé, la honte me rougissait le visage et je reprenais la route en jetant l’anathème derrière moi, devant moi, à ma droite et à ma gauche. Quand je pointais un doigt, devant moi, dans la nuit, il me semblait que je trouvais le ciel. Et si j’avais pu, j’aurais déchiré le ciel en le tirant par lambeaux ainsi qu’un papier d’ameublement que l’on décolle. La puérilité de mes extravagances ne m’échappait pas. Quelquefois, je me déchaussais au bord d’une route et je tâtais mes doigts de pieds avec béatitude. Je regardais dans le vide la vie se dérouler comme un film à rebours, jusqu’à mon enfance. II n’y avait rien : ni larmes, ni rires. La faim dominait cette tragédie où les hommes et les femmes ne parlaient pas de ce qu’ils avaient mangé, de ce qu’ils mangeraient et de ce qu’ils n’avaient jamais mangé.

Je possédais à cette époque, pour tout gagne-pain, un accordéon allemand que j’avais engagé plus de dix fois chez un brocanteur. J’avais pu cette fois encore rentrer en sa possession. Je le portais sur mon dos dans un sac en toile. Souvent, pour moi-même, je jouais des airs évocateurs de géographie littéraire. À chaque ville, où j’avais couru la petite aventure du pain, j’appliquais une chanson attendrissante. Car les villes, comme les filles, ne sont belles que lorsqu’on les a quittées. La mer rentrait dans mon accordéon. Elle s’y imprégnait de malheur et d’adversité poétique et sautillante. Cela faisait braire les femmes dans la nuit qui s’arrondissait au-dessus des rues des quartiers réservés.

Ce jour-là, 1’eau claire que j’avais bue m’avait redonné le sens de la direction. En suivant sur les quais les rails du tramway, les hautes grues de la gare maritime et les petits cafés, qui, à cette heure, sentaient la sciure de bois, je rencontrai un groupe de dockers dont les bras maigres et vernis au Cardiff luisaient hors des maillots sans manches, des maillots rayés noir et rose ou bleu et blanc. Des fillettes et des garçonnets juchés sur des piles de bois de Norvège attendaient qu’un cargo débarquât son équipage en même temps que 1’occasion de manger un restant de soupe. J’écartai les gosses d’un geste de la main ainsi que des mouches et je m’endormis sur le bois odorant, la tête appuyée contre mon instrument. Ainsi je pris contact avec cette petite ville du nord de la France. Deux destroyers bondés de matelots en cottes bleues fumaient faiblement, amarrés le long du môle, à l’écart des chalutiers couverts d’écailles et des cargos qui sentaient le vin lourd surchauffé.

Je me réveillai à la nuit. Une nuit chaude et marine pesait sur la ville dont tous les détails étaient rongés par 1’ombre. Un appel d’or sonnait à l’entrée d’une rue étroite pleine de lumière. Des filles et des hommes sortis de la nuit dansaient comme des grains de poussière dans le faisceau lumineux qui ouvrait à cette rue bouillante un chemin droit comme un rayon vers la chair même du plaisir. À pas pressés, des hommes à la mémoire lourde, se hâtaient vers les lampes puissantes qui fondaient, pour une nuit, le remords, le chagrin, le passé, l’avenir. Les uns gardaient encore du sang sur leurs mains. Mais ils ne se rappelaient plus rien de la réalité de leur vie. Cela pouvait durer jusqu’à 1’aube peuplée de policiers herculéens.

 

Les trois maisons publiques de la ville ressemblaient à trois bélandres hollandaises. Trois maisons basses et longues peintes en noir, vert et ocre abritaient les filles de joie. Sur chaque fenêtre des géraniums fleurissaient dans des pots. Entre chaque pot de géranium, il y avait une tête de fille aux cheveux crêpelés, une tête vivante qui entraînait d’un clin d’œil toutes les lumières de la rue.

Mon accordéon sur le dos me donnait l’aspect d’un bossu avec une bosse fermant à clef. J’entrai dans la rue scintillante, et je sortis l’instrument de son étui devant un bouquet de feu qui s’épanouissait autour du mot : Cythéria.

Les jeunes femmes battirent des mains avant même que j’eusse préludé par une gamme chromatique. On criait à travers la rue. Et les voix s’emmêlaient, au-dessus de moi, de même que des fils électriques dans un carrefour fréquenté par des tramways.

– Valencia!
– Now and then!
– Fleur d’amour!

Je commençai par Valencia. Quand j’eus fini, des mains en sueur me poussèrent parmi les peignoirs de crépon rose et mauve et safran. Je pus m’affaler derrière le piano et le pianiste me donna du pain, du jambon et de la bière. Autour de moi les pensées secrètes de la ville tourbillonnaient en empruntant les rythmes du jour. L’assassinat passionnel en tangos et l’assassinat cupide en fox-trots. Des voix profondes et ingénues ordonnaient le manège et lui imposaient son mouvement de fête. C’était parfait, insolent, lumineux, brutal; avec des réminiscences cruelles de bourgeoise qui commande une servante.

Vers l’aube le vent de la mer, qui gifle les contrevents, ébranla la maison basse en forme de péniche. Il y eut, probablement, des filles qui se heurtèrent ainsi que des tasses en porcelaine sur une étagère mal équilibrée; une main perfide et puissante déhâla une amarre et nous sentîmes d’une manière surprenante que l’édifice prenait le flot et glissait doucement sur les eaux épaisses du troisième bassin. Nous défilâmes devant les destroyers surpris dont les équipages mal réveillés poussèrent un cri de réprobation ; nous évitâmes des cargos qui ruaient au bout de leurs chaînes et nous aperçûmes à l’horizon la barre blanche de la haute mer. Ce déménagement extraor-dinaire des éléments douteux de la ville ne me communiqua aucun lyrisme. Par une fenêtre ouverte, je regardais la mer devant moi et les maisons en gradins de la ville haute et de la ville basse.

À mon avis – et c’était également celui des cinquante insoumis qui m’accompagnaient – nous voguions vers l’île de l’aventure : une île ronde de cinq cents couverts, recouverte d’une nappe blanche, où la boisson, le café et les liqueurs étaient compris dans le repas qui nous attendait.

Derrière mon dos, la petite ville maritime, prise de mort subite, fut rayée définitivement de l’histoire.

 

© Comité Pierre Mac Orlan